L’Or du Rhin lance le Ring de Romeo Castellucci et d’Alain Altinoglu à la Monnaie

Xl_das_rheingold_rc_165_scotthendricks_monikarittershaus © Monika Rittershaus

Qu’attend-on de L'Or du Rhin ? Une narration sous forme d’ « Il était une fois », le début d’un fil rouge pour la suite de la Tétralogie, un univers tangible auquel se raccrocher, une expression littérale de pouvoir de la nature et des dieux ?

Romeo Castellucci laisse la question en suspens avec ce sixième spectacle à la Monnaie depuis 2011 – Parsifal, ses débuts à l’opéra –, coup d’envoi d’un Ring sur deux saisons avec le directeur musical de la maison, Alain Altinoglu. Dans ce prologue, l’homme de théâtre et plasticien traite du pouvoir, dans sa composante de domination : celle des dieux sur leur main-d’œuvre pour la construction du Walhalla (et les ruines de leur empire historique, symbolisé par des bas-reliefs sous lesquels se cachent des flots de corps anonymes), celle d’Alberich pour faire fondre l’or rhénan, celle du chantage par la force (Fasolt et Fafner), celle du statut divin de Wotan sur les Nibelungen. La forme et les matières prennent ainsi part à chacune des quatre scènes, à travers une concentration précise sur les objets ou les attributs, afin de caractériser les personnages. La dimension industrielle d’Alberich passe par une barre de fer rouillée et suspendue, le bras « magique » de Loge lui donne l’ascendant sur les simples mortels, la toge des dieux garantit l’immunité… Avec cette grammaire visuelle, Romeo Castellucci n’a pas besoin de grands concepts pour se faire instantanément comprendre. Un pacte esthétique se crée avec le spectateur, qui, devant les couleurs blanche, noire et dorée, se laisse bercer la rétine par une esthétique splendide. Le temps performatif, utilisé par l’action même, rejoint parfois le temps du livret, en particulier lors de la forge de l’anneau et du heaume (où de véritables ouvriers sont à l’œuvre) et de la torture d’Alberich par Wotan et Loge (où Scott Hendricks, nu, badigeonné de liquide noir, se trouve par deux fois soulevé par ses mains ligotées – le moment le plus terrassant de la soirée). En revanche, il cultive une distance avec les personnages divins ou semi-divins, dans une gestique maniérée mais bâclée. Même la première scène, récréation des Filles du Rhin – trois chanteuses et trois danseuses nues couvertes d’or sous trois jets de fine pluie, dans la pénombre –, peine à garder un sens sur la durée, malgré sa puissance plastique. Contrairement à Wagner, qui a assemblé ses idées par des leitmotive et des interludes instrumentaux, Romeo Castellucci ne raccorde pas toujours ses multiples idées, mène à bien ses tableaux davantage par contrainte musicale – il a de toute façon la ressource humaine numéraire pour le faire – que par conviction théâtrale. Malgré tout, il ne cherche pas à se glisser dans les sous-intrigues. La sélectivité de ce qu’il veut montrer, son arme majeure, relie nécessairement l’observateur à la substantifique moelle de l’opéra de Wagner.


(c) Monika Rittershaus

Alain Altinoglu tire la sève des textures instrumentales grâce aux graves de l’Orchestre symphonique de la Monnaie pour figurer la puissance ravisseuse, dessiner les éclairs, à la fois briser les carrures musicales et les tresser. La violence du livret se révèle par le sang chaud et les yeux exorbités d’une étonnante baguette tout-terrain. La clarté longiligne des bois se greffe à la rondeur gaillarde des cuivres et aux cheveux d’ange des cordes, dont il faut louer la cohésion exceptionnelle des pupitres de violoncelles et de contrebasses. Ceux-ci tiennent entre leurs mains le journal de bord de l’expressivité, et partent au front avec un son accueillant, catégorique, scrupuleux et sincère. Par eux transite l’émotion de chaque personnage depuis la racine ; par Alain Altinoglu se définissent les courants généraux de ces poussées psychologiques.

Le bal des prises de rôle réserve au moins plusieurs pépites. L’âpreté grimaçante et désarticulée d’Alberich est une brillante composante chez Scott Hendricks, qui en impose par sa ligne insatiable, d’une intelligibilité musicale par monts et par vaux. Le ténor Nicky Spence mène toujours son chant vers la suite, vers le haut, comme un barde dont l’existence est conditionnée au basculement du mot ou de la pensée d’après, avec un cynisme aérien et une souplesse acrobatique. Peter Hoare hisse Mime vers une partie de lieder dont le jeu compte autant que le chant. Le timbre poivré de Gábor Bretz confère à Wotan la pureté d’un apprentissage du pouvoir semé d’embûches. L’émission en-deçà de la puissance orchestrale et des aigus étoffés apportent une « déconstruction » bienvenue au personnage. Les débuts d’Ante Jerkunica en Fasolt sont moins concluants, avec ses notes gonflées, son systématisme musical et son manque de linéarité. Marie-Nicole Lemieux ne convainc guère plus dans la peau d’une Fricka trop pietà, trop projetée, trop uniforme. Le registre haut pèche chez Eleonore Marguerre, Woglinde rejointe par les deux autres Filles du Rhin de Jelena Kordić et de Christel Loetzsch. Andrew Foster-Williams et Julian Hubbard (Donner et Froh) évoluent avec peu de confiance, quand Wilhelm Schwinghammer n’a que peu de souci de l’avancée mélodique. Cependant, la droiture de Nora Gubisch (Erda), et surtout la douleur joliment extériorisée d’Anett Fritsch donnent davantage de reliefs aux personnages secondaires.

Thibault Vicq
(Bruxelles, 7 novembre 2023)

L’Or du Rhin, de Richard Wagner, au Théâtre Royal de la Monnaie (Bruxelles) jusqu’au 9 novembre 2023, puis en streaming sur lamonnaie.be du 20 novembre 2023 au 31 décembre 2024

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