Paris espagnol(s) avec Adèle Charvet au Festival de Pâques de Deauville

Xl_charvet__okada__gilles__zientara__jaget__cald_rini__claude_doar_ © Claude Doaré

Malgré la situation sanitaire encore et toujours incertaine, le 25e Festival de Pâques de Deauville a bien lieu cette année ! Cinq concerts diffusés en ligne et en direct depuis la salle Élie de Brignac-Arqana s’intègrent ainsi à un programme audacieux, exigeant et accessible. Nous avons assisté sur place au concert du 24 avril, mettant en scène l’Espagne sous toutes ses formes (connues ou inconnues) depuis Paris au début du XXe siècle.

Avant sa première Carmen à l’Opéra National de Bordeaux en juin, après sa Mélisande au naturel saisissant à l’Opéra de Rouen, Adèle Charvet s’approprie et happe le temps, l’accélère, le raccourcit, et emplit l’espace de remous magnétiques dans Psyché de Manuel de Falla. Il y a cet art de la phrase, cette classe de l’avancée vocale qui jamais ne s’affaisse. Une fois qu’elle commence à chanter, les dimensions de la partition se métamorphosent sans discontinuer. On pourrait parler d’artisanat de la matière tant son approche semble vouloir trouver une exactitude et une unicité. Les instrumentistes accentuent tout l’effet d’improvisation que la musique suscite. Les sons surgissent ex nihilo comme sont faits les rêves. La mezzo-soprano continue à voguer sur le fil sans filtre de la voix dans la berceuse Nana, issue des Canciones populares españolas, écrites à la fin du long séjour de Falla à Paris. Elle gonfle l’émission jusqu’à un vibrato du murmure en fin de phrase, les mélancoliques vagues employées créent un rythme annonçant le sommeil réparateur et attendrissant du niño. Son splendide crescendo progressif se marie au timbre à fleur de peau de la harpe (l’onirique Coline Jaget), dont l’arrangement depuis le piano dans la chanson Jota met cependant moins en valeur la ferveur de guitare soulignée par le compositeur. Adèle Charvet s’y révèle cependant généreuse et spontanée, lui donnant les contours d’une réminiscence au coin du feu, ponctuée tel un langage quotidien, même si la diction espagnole (et également plus tard en français) gagnerait à être soignée.

Le Concerto pour clavecin et cinq instruments (toujours de Manuel de Falla) montre une indéfectible passion de musicalité, dans une écriture inclusive en puzzle, où l’ensemble crée le rythme et la verve. Les luxueuses cordes affirment avec résonance un tempérament de feu et les bois pêchus vont droit au but, dans des émergences multiples (les accords arpégés, notamment, sont magnifiquement menés par les cinq instrumentistes). À la merci des regards, le claveciniste Justin Taylor savoure la complicité avec ses coéquipiers. Son intensité fait tenir le son de l’instrument, donne une « durée » à la pâte sonore générale, et le versant percussif du clavier fait clairement mouche, d’autant que ses « tournes » de pages sont vraiment ardues…

Chez Ravel, l’Introduction et Allegro amorce des frottements, tournoiements et élans gazéifiés. Ce qui frappe, c’est l’équilibre sonore fantastique, dont les trémolos matelassés des violons, la clarinette en apesanteur et la flûte épanouie renforcent la harpe bouillonnante et scintillante, aux reliefs escarpés. Les Trois Poèmes de Stéphane Mallarmé s’orientent vers le frémissement et les brouillard silencieux à l’aide d’un orchestre de chambre aquarelle dirigé avec tact par Romain Dumas. Adèle Charvet concentre les pouvoirs d’une voix miracle, la nature reprend ses droits sur les mots. Elle multiplie les textures (jusqu’à la poussière de son), selon la direction d’où vient le vent. Le troisième poème est sans nul doute le plus abouti musicalement, dans un troublant mélange de magie blanche et de magie noire permis par une plénitude alchimique des instruments. On est peut-être plus partagé sur le pastoral Placet futile, où la mezzo se lance dans quelques aigus non-vibrés un peu dangereux…

À deux pianos, Ismaël Margain et Clément Lefebvre mettent un peu trop de pédale dans la première des Danses andalouses de Manuel Infante (installé à Paris depuis 1909), malgré une évidente volonté mélodique. Les nuances forte deviennent peu lisibles, annihilant les efforts fournis dans les textures en soupapes et les subtilités de relais. La deuxième (Sentimiento), dans une interprétation foudroyante d’honneur, laisse poindre une partie centrale merveilleuse de tricotages et de thèmes sans violence. La Rapsodie espagnole de Ravel est quant à elle sublimement rendue par les quatre mains, grâce aux effets troubles et brumeux du motif du Prélude, aux déstructurations 3D de la Malagueña (aux sonorités lointaines et fantasmées… C’est peu ou prou la position de Ravel vis-à-vis de l’Espagne). L’Habanera joliment embuée gagne en facétie jusqu’à une Feria clignotante et montrant une addiction communicative au rythme.

Visions aquatiques et impressions festives s’enchaînent sur scène, alors que retentissent à intervalles réguliers dans les coulisses des clameurs dissipées, vite rétablies par la régie. L’atmosphère bon enfant rappelle les festivals d’avant la COVID, qui devraient, on l‘espère, revenir plus vite qu’on ne le croit…

Thibault Vicq
(Deauville, 24 avril 2021)

25e Festival de Pâques de Deauville, 100% en ligne et en direct (sur France 3 Normandie, RecitHall et Music.Aqurelle, la page Facebook de la Fondation Singer-Polignac et le site internet de Musique à Deauville) jusqu’au 8 mai 2021 (25 avril, 1er et 8 mai à 20h30)

Concerts des 24 et 25 avril diffusés ultérieurement sur France Musique

Crédit photo ©Claude Doaré

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