Puissante Jenůfa par Calixto Bieito à l’Opéra de Rouen Normandie

Xl_orn_s2021_jenufa_c_marionkerno_1-64 © Marion Kerno/Agence Albatros

Printemps de relais pour Jenůfa dans le monde lyrique français : après la production classique et délicate de l'Opéra national du Capitole, autre ambiance à l’Opéra de Rouen Normandie avec Calixto Bieito. Nina Dudek reprend la mise en scène que l’homme de théâtre espagnol avait signée pour la Staatsoper Stuttgart en 2007, dans laquelle la musique et le livret de Leoš Janáček lui avaient inspiré l’écosystème d’une usine textile. Les murs de béton tagués et les portes métalliques instaurent d’emblée la froideur d’une vie en communauté plus subie que souhaitée. La religion dans le travail, la croyance en le salaire de fin de mois, tel pourrait être le crédo de ces personnages qui invoquent une force supérieure quand cela les arrange. Louer le « Seigneur productivisme » conditionne leur existence à se présenter plutôt comme des faiseurs que comme des ressenteurs ; l’émotion les paralyse car l'objectif de fabrication les oriente dans leurs choix personnels. Les pleurs du nourrisson tué hantent la Sacristine, à l’instar de toutes les manifestations humaines sur lesquelles la machine ou le bruit – la partie indissociable du rite païen à une religion économique – tente de prendre le dessus au détriment du « capital émotionnel ». Kostelnička assassine même le bébé de Jenůfa face public : elle devient Kostelnička en agissant ainsi, mais surtout en agissant tout court. On pourrait dire la même chose de Laca balafrant Jenůfa à la fin de la première partie. Le mariage de Laca et Jenůfa a lieu à l’acte III au milieu des machines à coudre et sous le logo de la marque pour laquelle tout le monde s’active. En quoi croire, si ce n’est en quelque chose de concret, à valeur ajoutée dans un cadre rural traversant les époques ? Calixto Bieito sait justifier l’injustifiable, inscrit la gravité des situations dans l’immobilisme, avant d’animer comme par magie les scènes collectives. Et à part quelques petites baisses de régime au II, le spectacle conserve une limpidité et une force rare.

Alors que tout concourt à ce que le plateau vocal s’épanouisse en théâtre, Antony Hermus s‘occupe en fosse de donner chair à des accalmies bleues et à des colères rouges sur des surfaces cutanées et dans de brillants volumes anxiogènes. Il colorie les caractères par un tempo mouvant et une fluidité sans pareille. Hormis un acte I victime d’un manque flagrant de nuances, laissant planer le doute sur la partition (non-) entendue des chanteurs, on reste happé par les mélodies omnipotentes et les accompagnements suggérés jusque dans la moelle. Les ostinatos viscéraux tendent eux-mêmes vers une résolution qui s’apparente à un idéal en construction, sans forme définitive, comme pour ces personnages ne sachant pas trop où aller hors de la chaîne de production. L’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, protéiforme et solidaire, conçoit de magnifiques sons en noyade, à la fluidité indéniable et à la délivrance inatteignable, modulant dans la résilience. Le chef les implique dans des chorals funèbres et des rythmies de folie.

Masses sublimes, les fidèles du Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie s’insèrent en présence scénique de premier ordre, à l’égal des autres interprètes. Avec la Kostelnička de Christine Rice, l’émotion extrême tient sur la durée, parfois jusqu’à la détonation, mais toujours dans le plus grand calme avec une voix reluisante enchantant les lignes. Kyle van Schoonhoven dessine le destin d’un Laca à cœur ouvert, au souffle vertigineux et à la vivacité vocale sans temps mort. On ne lui tient pas rigueur de quelques aigus un peu acides, tant ils influent peu sur la suavité constante de la phrase. Dovlet Nurgeldiyev est à l’initiative d’une émission tendre comme du nougat et allant dramaturgiquement droit au but, quoique n’atteignant pas toujours ses intentions de densité. Doris Lamprecht lance vaillamment les notes, Séraphine Cotrez brille de précision et Clara Guillon livre un impressionnant tout-inclus d’investissement corporel. Les luxueux seconds rôles remplissent sans faute l’office, de Yoann Dubruque à Aline Martin, en passant par Victor Sicard et Lise Nougier. Enfin, Natalya Romaniw a sans conteste la voix qu’il faut pour Jenůfa, dans la projection et la facilité des hauteurs de clé de sol. Cependant, le jeu en retrait et la pâte vocale trop peu alvéolée la fait passer à côté de certaines scènes capitales où l’individu doit passer avant le personnage.

La résignation finale de Jenůfa et Laca prend un autre tournant avec Calixto Bieito. Exit l’amertume, bonjour les projets de vie. C’est à eux d’écrire le prochain relais (avant une nouvelle production au Grand Théâtre de Genève à partir de la semaine prochaine). Ils vécurent heureux et fabriquèrent beaucoup de tee-shirts…

Thibault Vicq
(Rouen, 26 avril 2022)

Jenůfa, de Leoš Janáček, à l’Opéra de Rouen Normandie (Théâtre des Arts) jusqu’au 30 avril 2022

Crédit photo © Marion Kerno/Agence Albatros

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