Médée de Luigi Cherubini est peu commun sur les scènes internationales ; le Metropolitan Opera de New York ne l’avait d’ailleurs jamais monté. C’est par cet opéra de transition entre classicisme et romantisme que s’ouvre la saison The Met: Live in HD 2022-2023 de diffusions en direct dans les cinémas du monde entier avec la recette qui continue à faire son succès : son de haute qualité (malgré une poignée de mini-silences dus à la connectivité de la transmission), visibilité presque charnelle sur les chanteurs et leur visage, interviews des artistes (avec positivité et emphase bien étasuniennes) avant le spectacle et à l’entracte.
L’institution de l’Upper West Side n’a pas non plus poussé la redécouverte jusqu’au retour aux origines : il représente la version italienne Medea (comme celle que nous avions vue au Grand Théâtre de Genève en 2015), traduite du français – et sans dialogues parlés – par un des librettistes de La fanciulla del West. L’œuvre raconte en revanche toujours la vengeance de Medea contre son ex-époux Giasone, qui a finalement jeté son dévolu sur Glauce, fille du roi Creonte. Après avoir fait irruption au mariage de Glauce et Giasone, elle profite de sa dernière journée avant l’exil pour offrir une parure empoisonnées à Glauce et assassiner ses propres enfants, dont Giasone a la garde. Cherubini suit les préceptes dramatiques de Gluck pour revenir à l’essence de la tragédie par un orchestre actif, aux rouages multiples en confrontation directe avec l’expression vocale.
L’irréprochable Met Orchestra entrelace la respiration de ses pupitres en un immense poumon vivant une course contre la montre du Destin. Sa flexibilité et sa communion de matières inter-instruments abordent le drame comme un ensemble de flux océaniques auxquels le chef Carlo Rizzi n’a plus qu’à élancer des dynamiques. Ce dernier soutient une continuité des interventions et une avancée rectiligne, qui, une fois bien installée, se ressent enfin dans les tripes. Dans le prélude de l’acte III, les syncopes à l’arrachée retentissent ainsi comme l’aboutissement de la mise en place de la première partie. Si son approche géométrique de l’écriture amplifie les synapses orchestrales et garantit une unité de la pâte musicale, elle s’avère parfois un peu abstraite pour ressentir les pensées profondes des personnages, même si cet absolu touche aussi à l’essence d’une royauté entourée d’une citadelle, à l’image de celle de Creonte. Bien que le less is more a toute sa place ici, nous aurions préféré, avec une telle œuvre, brûler encore davantage.
Sur ce point, le chant tient toutes ses promesses, à l’exception de Michele Pertusi – voix au volume intact mais à la musicalité peu prononcée – et d’un chœur à la traîne. Janai Brugger décrypte Glauce en un idéal de discipline et de beauté, où les limpides changements de notes embrassent une phrase tressée dans son ensemble. Neris, la fidèle de Medea, est la caution de l’accalmie, de l’honneur et de la dévotion quand elle est servie par Ekaterina Gubanova. Elle agit en buvard des émotions de sa maîtresse : elle prend sur elle toute la souffrance qu’elle ne devrait pas subir, ce que la ligne longue et stable lui fait dire. Le sensationnel Giasone de Matthew Polenzani dépasse de loin le simple héros testostéroné de la Toison d’or. La phrase est en proie aux démons, se mâtine de pouvoir politique arrogant, sans oublier de raconter une histoire et de décrire ce que l’argonaute traverse. Ses attaques sont des javelots, son contenu ne lâche jamais le côté organique des situations, et la voix seule pardonne volontiers son faible jeu d’acteur. Il est difficile de mettre Sondra Radvanovsky dans des cases en quelques mots, car elle est tout simplement hors-catégories sur tous les plans ! La scène lui appartient, dans ses déplacements rampés, dans ses nuances d’un autre monde, dans le concubinage de l’amertume et d’un désir de reconquête. Quand elle enlaidit l’émission pour trouver une correspondance émotionnelle, c’est la prosodie qui se retrouve au théâtre, et la musique s’en trouve sublimée. Elle aime jusqu’au bout, se confronte aux rocs orchestraux, fait fi des conventions, transforme ses airs en batailles épiques contre elle-même et les autres, aidée d’une densité qui la guide dans toutes ses croisades. L’insolente vitalité de la Canadienne a encore frappé !
L’interprétation et le dispositif scénographique de David McVicar sont de bonne facture. Un grand miroir incliné semble exister pour combler par le visuel un manque d’idées de théâtre avec les foules, mais la présence intelligente de hautes portes vieillies et rouillées institue une démarcation des univers et insiste sur la solitude d’une Medea marginalisée. Les intenses face-à-face (par ailleurs bien captés par la caméra) constituent les points d’orgue d’une mise en scène qui fera les grands soirs de ses coproducteurs (Greek National Opera, Canadian Opera Company et Lyric Opera of Chicago) avec une distribution aussi engagée qu’au Metropolitan Opera.
Thibault Vicq
(Pathé Wepler, 22 octobre 2022)
Médée (Medea), de Luigi Cherubini, au Metropolitan Opera (New York) jusqu’au 28 octobre 2022
Les diffusions 2022-2023 des représentations du Metropolitan Opera dans les pays francophones sont à découvrir sur le site de Pathé Live
24 octobre 2022 | Imprimer
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