On savait le Metropolitan Opera pionnier de l’opéra en ligne, avec les captations en direct dans les cinémas du monde entier dès 2006, et plus récemment un At-Home Gala réunissant des stars confinées à leur domicile. La maison légendaire ne rouvrant pas avant le 31 décembre en représailles de la crise sanitaire, son directeur Peter Gelb a eu le flair d’une proposition artistique génératrice aussi bien de revenus que d’attentes du public : des récitals live d’artistes qui ont contribué à la patte prestigieuse du Met ces dernières années, filmés par des professionnels, mais visibles uniquement en ligne, moyennant un tarif de 20 dollars par représentation. « Rendre le Met plus accessible » continue à être une priorité de Peter Gelb. Et ce nouveau format répond à la « difficulté pour les artistes et le public de ne pas pouvoir voyager librement » actuellement. La série en douze épisodes commençait dans le buzz avec Jonas Kaufmann et le pianiste Helmut Deutsch, depuis l’abbaye de Polling, en Bavière, en un concentré de plusieurs albums enregistrés par le ténor.
Chez Puccini, la voix est majestueuse et protectrice, emballée dans un ballotin de papillotes fondantes. Les graves charnus et les aigues funambules sont accompagnés par une fausse timidité du piano, qui se fondra dans le timbre de son comparse en faisant monter la mayonnaise dramaturgique, à partir d’un sidérant écho hanté. Le « Nessun Dorma » de Turandot qui met un point final au concert n’est peut-être pas l’air le plus triomphant de la soirée, mais il témoigne d’une minutie perfectionniste à ne jamais répéter les mêmes notes de la même manière. Les touches blanches et noires deviennent des outils de construction qui laissent bouche bée ; les briques de l’Intermezzo de Manon Lescaut, que l’instrumentiste interprète seul, s’emboîtent en nuées dans un art terrassant du crescendo. Comme d’habitude au Met, le récital est entrecoupé de contenus exclusifs : la soprane Christine Goerke renvoie à des incontournables rôles chantés par Jonas Kaufmann au Lincoln Center, dont Dick Johnson (dans la Fanciulla del West qu’on avait vue au cinéma en 2018) et Werther (le streaming de la production a récemment été chroniqué sur Opera Online).
Le sol se dérobe sous la montée émotionnelle d’ « Ah! Tout est bien fini... O Souverain, ô juge, ô père! » (Le Cid), que le piano fait couler d’un indomptable débit fluidique. Si Jonas Kaufmann ne paraît au contraire pas complètement à son aise dans un « Ah! lève-toi, soleil! » du bout des lèvres, le clair-obscur sied davantage à son Don José à visage découvert, qu’ « un seul désir, un seul espoir » révèlera. Helmut Deutsch chuchote et fait alors grelotter les trémolos, avant d’évoquer une jungle de plaisir chez Meyerbeer : on entre dans l’inconnu et dans un « paradis » de musique pure, célébrée en liberté totale par le chanteur.
Après ce quart d’heure français, vient le tour du vérisme (notamment illustré par un extrait du Pagliacci de Salzbourg où le ténor campait le clown triste). Les courants chauds d’Adriana Lecouvreur sont un amuse-bouche à son Andrea Chénier, fort d’une poigne d’acier déclarative et d’un transport du récit propre au lied. Dans « È la solita storia » (tiré de L’Arlesiana de Cilea), il rugit à mi-voix et adoucit ses émissions dans le souvenir de sa bien-aimée. La précision des notes et les avalements de transitions concourent à embellir un monde alternatif où les sentiments se développent en arborescences. On ne peut faire l’impasse sur la capacité inouïe du pianiste à entrer dans le son des fins de phrases de son compagnon de musique, refusant la grandiloquence trop évidente. On a l’impression de voir deux mains (mais on en entend bien plus !) jouer sous un contrôle automatique par la pensée du chanteur, tant les cordes martelées sont dans la continuation des cordes vocales. Quand bien même Jonas Kaufmann n’accorde pas un éventail aussi complet aux contrastes de ses forte qu’à sa palette inimaginable de nuances piano (ses fameuses nuances du susurrement), Helmut Deutsch retombe toujours sur ses pattes avec brio. Le tandem d’alchimistes est servi par une prise de son et d’image cinq étoiles ; le Met n’a pas oublié son exigence artistique à tous points de vue, même à l’ère dématérialisée.
Thibault Vicq
(metopera.org, juillet 2020)
Récital disponible en VOD payante sur le site du Metropolitan Opera jusqu’au 29 juillet 2020
21 juillet 2020 | Imprimer
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