Une Fête de la musique sans reprise de Nirvana ou de Téléphone au coin de la rue, est-ce vraiment une Fête de la musique ? La question n’est pas si « vite répondue ». Cette année, les représentations se résumaient à un appel discret – par le Ministère de la culture – à chanter du Véronique Sanson sur les balcons français à 20h. Pour contourner les suggestions gouvernementales, il suffisait de se connecter au site OperaVision (soutenu par l’Union Européenne), devenu depuis quelques mois notre fournisseur favori de pépites opératiques depuis notre canapé. Un solstice d’été aux couleurs de lumière s’est ainsi déclaré avec ce Summer Gala en huit étapes de Rome jusqu’à Stockholm, et présenté depuis Copenhague par Kasper Holten, le directeur général du Royal Danish Theatre.
À la Komische Oper Berlin, le maître des lieux Barrie Kosky salue son homologue l’air goguenard pour ce qu’il appelle une « Eurovision » de l’opéra. Il n’a pas tout à fait tort, car bien qu’il n’y ait rien à gagner, chaque ville a joué le jeu du local et apposé sa patte. Il accompagne au piano, gouailleur, la soprano Alma Sadé, de la troupe du Théâtre, dans des extraits d’opérettes yiddish d’Abraham Ellstein. Ce genre oublié, chaînon manquant entre la tradition européenne (Vienne, Budapest et Berlin) et le musical de Broadway, est présenté par le gai luron australien puis servi déjanté, dans une ambiance de fumoir cool et jazzy. La chanteuse israélienne exacerbe les contrastes, volatile et terrestre, à l’aide d’une palette bigarrée et écorchée vive qui sied parfaitement à ce répertoire. Le tout est filmé caméra à l’épaule, coulisses visibles, à la manière d’un making of rendant encore plus accessible cette folie douce.
Le Polish National Opera de Varsovie fait moins dans le grunge : il aboutit à une captation ultra-télévisuelle, avec ses éclairages croisés et ses multiples angles et ses mouvements orchestrés. L’occasion en vaut réellement la chandelle car le baryton Andrzej Filończyk (qui devait faire ses début au Metropolitan Opera pendant la crise COVID) est une évidence de talent absolu. Qu’il interprète un extrait de Halka (plus d’infos sur cet opéra de Moniuszko dans notre récent compte-rendu) dans sa langue natale sur un bouleversant ton de dernier recours, un Don Giovanni dragueur aux ports de voix caustiques, Korngold (La Ville morte) par le relais d’inépuisable théâtre, ou un « Largo al factotum » s’esclaffant de divertissement, la voix se pare d’une respiration caméléon et d’un équilibre exceptionnels.
Le glamour en diable est décrété au Dutch National Opera (Amsterdam), avec Eva-Maria Westbroek et Thomas Oliemans, en tenue de soirée sur un plateau d’entre-deux-productions. L’ambition cinématographique de ce segment plein d’humour est d’autant plus satisfaite que le propos en plein dans le mille sur l’attente est relié à un programme musical impeccable et hétéroclite. Cela commence par La Veuve joyeuse, rendue mélancolique avec le piano d’Ernst Munneke et le violon de Vadim Tsibulevsky. Le baryton submerge d’une vague insaisissable chez Strauss, puis la soprano impose une poigne féministe dans une prosodie aiguisée de Kurt Weill. Un coup de gel hydroalcoolique sur le clavier suffira pour que Thomas Oliemans y prenne place. Elle entonne Los pájaros perdidos de Piazzolla, la transe nous gagne jusqu’à l’état de grâce ultime de Volver (Carlos Gardel) sur le timbre clair et fringant de son partenaire.
Sur la scène de Glyndebourne, Allan Clayton ose « Nature immense » (La Damnation de Faust), dos à la salle. Comme Berlioz est régénérant sous son aile ! Le ténor fait des provisions de projection pour toujours aller plus loin, et la prononciation tient du rêve éveillé. Danielle de Niese le rejoint sur un air so cabaret de Candide, pour enchaîner seule sur un papillotant air des bijoux, marquant ostentatoirement (et toujours avec succès) les aigus pour affirmer la personnalité de Marguerite. Le pianiste Matthew Fletcher rend subtilement compte de tous ces sauts d’humeur et du cœur dans une perspicacité aux aguets.
Le silence du Teatro dell’Opera di Roma est combattu face aux fauteuils vides, cette fois-ci. Les fondus vidéo entre les visages et les volumes de l’institution italienne revendiquent vie et âme. Dans « Nemico della patria », Roberto Frontali réitère les grandes heures de l’Andrea Chénier in loco de 2017 par la synthèse du discours musical sur l’agencement des sentiments contraires. Rosa Feola fait de « Caro nome » l’allégorie d’une pureté miraculeuse indiscutable, projetant un amour idéalisé dans un avenir cotonneux. Nous ne pouvons que regretter une prise de son malhabile... un défaut partagé par le Teatro Real, dans la capitale espagnole. La réverbération ne nous invite pas à nous oublier entièrement dans la beauté intérieure qu’insuffle radieusement Ruth Iniesta à Donna Anna, aux côtés de la pianiste Patricia Barton, adepte d’une finesse quasi-philosophique. Damián del Castillo, à l’élégant timbre d’airain, et l’agile Gerardo López prennent leur suite avec deux airs de Don Fernando, el Emplazado (de Valentín de Zubiaurre), dans une tradition verdiesque : un tour de chauffe pour la version de concert qui sera présentée en mai 2021 !
Les vues en plongée du Teatro Real répondent à celles de l’Opéra Comique à Paris, à la différence que Cyrille Dubois, Jodie Devos et la cheffe de chant Marine Thoreau La Salle en ont investi le rutilant foyer. Le ténor se remet magistralement dans la peau de Fortunio (après une série de représentations en décembre dernier), en passant du brouillard à la transfiguration dans un chant en spirale, magnifié de candeur angélique. Il nous sert un hypnotique legato dans Lakmé avec la colorature de la Nouvelle Troupe Favart, qui après quelques émissions en force créera une parenthèse enchantée de nuances et de volupté dans le rôle de Fantasio (la reprise de l’opéra d’Offenbach est d’ailleurs pour décembre).
Dans le foyer beige et or du Royal Swedish Opera, l’immense Nina Stemme et la non moins substantielle accompagnatrice Inese Klotina débutent par trois mélodies de Wilhelm Stenhammar, compositeur national dont l’influence de Nielsen et Sibelius se fait sentir. Elle s’agrippe à toutes les notes, sensible à la saveur qu’elles apporteront à l’ensemble, pour ensuite rejoindre ces indices en une sorte de finale de whodunnit musical. Cosmique et métaphysique, Nina Stemme l’est assurément dans le Liebestod de Tristan et Isolde, qu’elle lit comme une somme de plénitudes passagères aux modulations salvatrices. La différence, c’est que le Royal Swedish Orchestra a désormais pris place. Le chef Alan Gilbert préfère l’ascension fédérée des individualités au tourbillon texturé, et nous ne pouvions espérer meilleur cadeau pour conclure en apothéose cette Fête de la musique 2020 semi-confinée, mais bel et bien libérée.
Thibault Vicq
(operavision.eu, 21 juin 2020)
Récital disponible sur le site d’OperaVision jusqu’au 21 juillet 2020
23 juin 2020 | Imprimer
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