Trente ans après Akhnaten (que l’Opéra Nice Côte d’Azur offre en replay dans une nouvelle production de Lucinda Childs depuis le mois dernier), Philip Glass s’emparait à nouveau d’un empereur mégalo en 2013, à savoir Walt Disney, pour son vingt-cinquième opéra The Perfect American – une première mondiale disponible en streaming sur Medici.tv. Cette rencontre entre deux légendes américaines, co-commande du Teatro Real et de l’English National Opera, paraît aujourd’hui évidente, mais le sujet ne l’est pas tant. L’œuvre est une libre adaptation d’un roman biographique de Peter Stephan Jungk (Le Roi de l’Amérique) sur des cotés méconnus et polémiques du créateur de Mickey Mouse. Si les rêves deviennent bien évidemment réalité selon le personnage principal et ses admirateurs, la réussite a meilleure saveur quand elle consiste à voler les idées des autres. Walt Disney s’imagine en Jiminy Cricket de Ronald Reagan et en Messie de l’humanité, aussi connu que Jésus ou Moïse, et prêt à se faire cryogéniser pour dévoiler la vérité à la société future. Il reproche par ailleurs à Abraham Lincoln (sous forme d’automate dysfonctionnel) d’être trop permissif, surtout quand les droits des Noirs sont en jeu…
Comme dans plusieurs de ses précédents opus lyriques, Philip Glass décortique des mécanismes psychologiques sans narration spécifique. Ce qui frappe pourtant ici, c’est l’accélération de son langage musical, les motifs rythmiques et harmoniques à la file indienne, les remous de l’orchestration. Le compositeur minimaliste dépeint le géant des studios avec détachement car il ne cherche pas à juger ou commenter un livret déjà à charge. La partition creuse le sillon des sonorités industrielles à double titre : le fonctionnement d’une entreprise monumentale avec ses dessinateurs à la chaîne (Disney se voit en héritier de Henry Ford) et la fabrique de l’image cinématographique. Avec des chœurs louant sans relâche le pouvoir de l’imagination et du libre arbitre comme un message de propagande dénué de chair, l’œuvre s’applique à montrer les engrenages d’un univers autonome créé de toutes pièces. Le positivisme de Walt Disney prend ainsi les traits d’une menace idéologique, qui par ses dérèglements emporte les âmes dans son courant. Philip Glass fait crépiter les instruments comme un écran, s’essaye à de nombreuses combinaisons de timbres sur des rythmes instables, tandis que les voix et l’orchestre suivent des parcours distincts. Il ouvre d’habitude des portes de réflexion à partir de la répétition de segments ; il emmène ici l’auditeur dans un Rubik’s Cube changeant en déconstruisant les théories propres du contes de fées, ce que Dennis Russell Davies, à la tête d’un Orquesta Titular del Teatro Real adroitement préparé par Andrés Máspero, a parfaitement compris.
Sous l’océan d’une liberté supposée, le pays imaginaire n’est régi que par le référentiel du chef d’entreprise. La dimension de productivité apparaît dans la mise en scène de Phelim McDermott avec des esquisses brutes en mouvement dans les remarquables vidéos de Leo Warner (59 Productions). Les dessins unicolores, sur des supports divers, sont révélateurs de ce qui est « en cours » (le travail des collaborateurs ou la pensée en construction), ou du moins ce qui n’est pas encore prêt à projeter au cinéma ou à vendre en produits dérivés. La distribution évolue dans un espace avec peu de décors à l’image de la simplicité des situations, où les bannis n’ont pas droit d’amour : un ancien salarié reproche à Walt de l’avoir renvoyé pour avoir voulu monter un syndicat, Walt explique à l’enfant cancéreux qui partage sa chambre d’hôpital qu’il ne crée rien lui-même mais s’occupe de manager ses équipes… Le procédé n’est certes pas neuf, il fonctionne relativement bien dans cette production car la topologie des volumes de scène reste en mutation.
Ce rêve pieux d’images est peuplé d’une distribution somme toute acceptable (John Easterlin, Rosie Lomas, Janis Kelly, Donald Kaasch), sans pour autant faire date. Walt Disney est incarné par un Christopher Purves charismatique, avec le bagout antithétique du businessman pétri d’ambition et de peur primaire. Il domine avec brio la partie meta du rôle, à savoir l’homme comme marque, comme produit et comme porte-parole, perpétuant son nom, mais en oublie parfois de véritablement donner un visage à son personnage. David Pittsinger est un Roy protecteur quoique parfois criard, défaut partagé par l’animatronique d’Abraham Lincoln (Zachary James).
Cette incursion rationnelle chez l’homme le plus connu de son époque vaut donc avant tout pour l’œuvre en soi et son traitement original, ouvrant la voie à de nouvelles productions qui ne manqueront pas d’éveiller la curiosité. Le matériau est là, il suffira de le remanier. « Refaire avec de l’existant » est bien le principe de l’opéra. L’art lyrique servira peut-être même de modèle d’avenir au cinéma Disney d’aujourd’hui, englué dans les reboots, remakes et interminables franchises…
Thibault Vicq
(medici.tv, décembre 2020, captation de février 2013)
The Perfect American, de Philip Glass, disponible sur medici.tv et à l’écoute sur les plateformes de streaming
Crédit photo © Javier del Real - Teatro Real
16 décembre 2020 | Imprimer
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