L’immoralité du Couronnement de Poppée peut bien sûr mener à des réflexions conceptuelles sur une scénographie novatrice, mais la matière intrinsèque de l’œuvre se nourrit essentiellement des jeux de pouvoir et de passion, donc du jeu à proprement parler. Le metteur en scène Ted Huffman affectionne les plateaux immaculés pour en faire des échiquiers de relations humaines. Cette saison, la tournette de La Jeune Fille à la perle (à l’Opernhaus Zürich), l’open space des Oiseaux (à l’Opéra national du Rhin) et les tables de The Time of Our Singing (à la Monnaie) érigaient les supports d’une direction d’acteurs millimétrée.
L’incoronazione di Poppea de Claudio Monteverdi – direction musicale Leonardo García Alarcón – mise en scène Ted Huffman – Festival d’Aix-en-Provence 2022 © Ruth Walz
Sur L’incoronazione di Poppea au Festival d'Aix-en-Provence, c’est une enclave en fond de scène, qui sert de salle d’attente, d’espace de réflexion, de positionnement stratégique pour épier, c’est-à-dire tout ce qui a pour but de faire vivre les personnages absents de l’action principale. Suspendu au-dessus des chanteurs, un tuyau mi-blanc mi-noir consiste à la fois en une épée de Damoclès, en une aiguille de boussole confuse du bien et du mal, et en une information de l’alignement moral des personnages. En plus d’habiller la hauteur de scène, ce dispositif ultra-efficace a le mérite de créer un « danger » pour les personnages quant au risque de leurs décisions et à l’urgence de l’unité de temps. Et puis il y a cette gastronomie étoilée du théâtre et cet appel incommensurable des planches, auxquels toute la troupe se joint, baignée des surnaturelles lumières plurielles de Bertrand Couderc. Le savoir-faire de Ted Huffman n’est pas auto-souligné, mais induit par la fluidité resplendissante du spectacle.
Les 12 instrumentistes de Cappella Mediterranea construisent habilement un rythme effréné de musique à partir des indications imaginatives de Leonardo García Alarcón. Cette direction foisonne de bourdonnements, de battements et de transitions, car c’est la corrélation au charnel qui se manifeste à chaque instant de ce paysage organique en mouvement. Le chef se place en narrateur audacieux, roi des punchlines sonores à la seconde, friand de l’hyperbole et de la métaphore filée. Beaucoup d’informations transitent par l’oreille, la machine se laisse le loisir de s’emballer comme bon lui semble, puis de vriller en longueurs élégiaques. Leonardo García Alarcón et Cappella Mediterranea offrent mille et un visages de Monteverdi, font patienter, déboulent et chamboulent. Le soleil, au zénith, donne dans le Théâtre du Jeu de Paume, et sans brûlures !
Le Nerone de Jake Arditti est un suprême lance-flammes de cruauté maligne et de sang-froid. La voix est intouchablement projetée comme un caprice du dernier mot. L’excentricité du personnage est restituée par la force oratoire et le placement des mots, modélisant un recitar cantando des grands soirs et instaurant une tension érotique à son comble avec Poppea. Cette dernière, incarnée avec aplomb par Jacquelyn Stucker, séduit sans attendre. De toutes les émotions qu’elle dépeint, un substrat progressif se forme pour l’accompagner dans un cheminement psychologique. Dans ses duos avec l’empereur, elle se hisse dans des formidables sphères de bien-être indéfinissable. On constate cependant une légère baisse de régime dans la deuxième partie, moins épanouie et cousue plus étroitement, mais qui s’achève sur un « Pur ti miro » étincelant et planant. L’approche des petits pas dans les nuances intermédiaires sied joliment à Fleur Barron (Ottavia), au contraire de ses forte aigrelets et peu précis. Dans la peau d’Ottone, Paul-Antoine Bénos-Djian transforme ses lignes en une rêverie fardée, ouverte aux susurrements doux et rebondis. Il fait du crochet à partir des mailles qu’il a lui-même déjà confectionnées. La fragilité de ton est d’une justesse dramatique exceptionnelle, puisque la voix pense par le verbe. Alex Rosen campe un Seneca repus de bons mots et de philosophie, cherchant la résonance la plus fidèle à chaque note. Il couve ainsi une ligne de l’accumulation, rejoignant favorablement le processus de la pensée et l’ « opération » du chant. Drusilla (la caressante Maya Kherani, pensant à la totalité de la phrase) a de la suite dans les idées, et Julie Roset ose avec succès une ligne fantasmatique et juvénile (pour Amour et le Valet) de sa voix souple et spontanée. Miles Mykkanen, en pleine possession de ses moyen, assure le show performatif d’Arnalta et de la Nourrice, tandis que Laurence Kilsby et Riccardo Romeo prêtent efficacement leurs atouts aux soldat et tribuns.
Après Aix, cette production tournera, car d’ores et déjà coproduite par l’Opéra de Rennes et le Palau de les Arts Reina Sofía (Valence).
Thibault Vicq
(Aix-en-Provence, 9 juillet 2022)
Crédit photo © Ruth Walz
10 juillet 2022 | Imprimer
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