Après un premier échange autour de sa production de Madame Butterfly en septembre dernier, nous avons eu le plaisir de rencontrer le metteur en scène Ted Huffman, actuellement en résidence à Montpellier, et qui va justement mettre en scène le mois prochain Il Trionfo del Tempo e del Desinganno. Toutefois, si le partenariat avec la maison montpelliéraine s'annonce fructueux, le jeune Canadien multiplie les projets (notamment dans le cadre du festival d'Aix-en-Provence 2020), entre pièces du répertoire et nombreuses créations. Il a accepté de discuter avec nous de son travail, de l'opéra aujourd'hui, de l'affrontement des visions dans cet univers, et bien entendu de plusieurs des productions qui l'attendent...
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Pour commencer, qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir metteur en scène, et comment définiriez-vous votre métier aujourd’hui ?
J’ai commencé en tant que comédien, et j’aimais bien être sur scène, mais finalement je n’étais pas convaincu que c’était ma place. En voyant les équipes qui créaient les productions, j’ai réalisé que c’était là que je voulais être : être présent pour les idées, les images, les moments avec l’ensemble, c’est cela qui m’attire. Dans un sens, c’est un rapport moins direct avec le public, puisque je ne suis pas sur scène, mais pour moi, c’est en réalité plus direct dans la manière de communiquer avec les personnes dans la salle. J’adore cette conversation, cette façon d’échanger, car je pense que c’est très rare dans notre société actuelle d’avoir ces moments où tant de monde est concentré sur une seule et même chose. C’est aussi ça que j’adore dans l’opéra, et je trouve que la musique joue avec le temps d’une manière unique. Lorsqu’on entre dans un opéra, on entre dans un espace, une mentalité autre que celle que l’on a tous les jours, et je suis assez addict de cette expérience. C’est un peu comme une forme de méditation pour moi. Cela peut aussi arriver avec le théâtre (sans musique), mais je crois qu’avec la musique, il y a vraiment une dimension particulière et supplémentaire. Lorsque j’étais enfant, j’ai chanté dans beaucoup de chœurs, et je crois que si on a cette expérience très jeune, on le porte toute sa vie car cela crée des connexions dans la pensée qui ne se défont pas. Je suis donc le plus heureux dans ce travail. Quant aux batailles entre la tradition et la controverse, je trouve que c’est très triste pour notre profession et j’espère que ces questions, qui à mon sens ne sont pas intéressantes, vont disparaître dans les prochaines années pour enfin ne se concentrer que sur les idées, sur l’œuvre, et sur ce qui est au centre du spectacle. C’est ça qui est intéressant. A cause de l’histoire de l’opéra, on est coincé dans une dialectique de l’esthétique où les conversations et les attentes se tournent davantage vers l’esthétisme que vers l’essence de l’œuvre. Par exemple, lorsqu’il y a un arbre, on s’intéresse uniquement à la présence de l’arbre, non pas à pourquoi ou comment le dialogue est créé autour de cet arbre. Aujourd’hui on ne va pas au-delà de l’arbre physique sur scène, s’il est bien fait ou non, etc… Pour moi, ce n’est pas du tout la question, et j’espère qu’on va développer cela rapidement.
C’est souvent un reproche que l’on fait effectivement aux mises en scène modernes : s’il y a un arbre prévu dans le livret, il faut un arbre sur scène…
Est-ce qu’il le faut vraiment ? A mon avis, pas forcément. Mais comme j’écris aussi des livrets, j’ai beaucoup de respect pour les librettistes et les compositeurs qui ont créé ces opéras avec, à l’origine, des idées. Toutefois, je pense qu’avec un répertoire, si ça n’évolue pas et si des gens n’ont pas au moins l’occasion de changer des idées, cela va mourir rapidement… Et j’aime bien les arbres, mais on peut aussi parler d’arbres sans les voir !
En février, vous reviendrez à l’Opéra de Montpellier (où vous êtes en résidence) pour Il Trionfo del Tempo e del Desinganno qui est cette fois-ci un oratorio. Est-ce que cette forme influence le travail de mise en scène ? Quelle est votre vision de l’œuvre ?
Pour moi, le texte est formidable, et plus intéressant que des textes d’opéra souvent un peu creux. Il s’agit de la deuxième œuvre de Haendel que je mets en scène, car j’ai déjà travaillé sur Rinaldo dont le texte n’est pas forcément à la hauteur, ce qui oblige à trouver des solutions : c’est raciste, misogyne, horrible… En tant que metteur en scène, il faut couper, trouver un point de vue, trouver une raison de faire cet opéra, et cette raison fondamentale reste la musique où se trouve aussi la psychologie. Si ce n’était que le livret, l’opéra mériterait d’être mis de côté. En revanche, avec Il Trionfo del Tempo e del Desinganno, le texte est direct et parle d’idées importantes et universelles. Comment continuer de vivre lorsque l’on a conscience qu’on va mourir, qu’on va vieillir ? Qu’est-ce qui devient important pour nous ? Se pose aussi le choix entre les choses superficielles et celles plus profondes, qui nous transforment vraiment dans la vie. C’est cela que j’adore ici, même si on a coupé un peu quelques références religieuses car à la fin de l’œuvre, il y en a beaucoup, notamment sur la pénitence. Cette femme au centre de cette œuvre pense qu’elle a péché, et de mon côté j’ai enlevé toutes les références au péché. En faisant ça, on obtient un dialogue très intéressant et contemporain sur ces interrogations universelles : comment continuer ? Comment vivre ? La musique est-elle aussi sublime. Contrairement à Rinaldo, je trouve qu’ici l’intérêt est ainsi non seulement dans la musique, mais aussi dans les mots.
En mai prochain, vous mettrez en scène The Girl with the Pearl Earing à Zürich. Il s’agit d’une première mondiale, un exercice que vous connaissez bien. Qu’est-ce que ce cela fait de participer à une création, à la naissance d’une œuvre et de modeler la première image que les gens vont en avoir ?
Participer à des créations mondiales est ce que j’aime le plus dans mon travail car lorsqu’on travaille sur ce genre de projet, on a l’occasion de vraiment créer quelque chose à partir de rien, et c’est ce qui m’attire beaucoup. Avec le répertoire, il y a une sorte de « système » pour la mise en scène : certaines choses suivent la tradition, d’autres vont contre, et le metteur en scène (ou la metteuse en scène) doit savoir comment jouer avec ça. Comme je l’ai dit plus haut, cette question entre traditionnel ou radical n’est pas intéressante : c’est avant tout les idées qui se trouvent déjà dans l’œuvre à l’origine, le contenu, qui sont le plus important. C’est aussi pour cela que j’aime travailler sur des créations : il n’y a pas tout ce poids, il n’y a pas une longue histoire de productions antérieures, et on peut vraiment essayer de trouver quelque chose. J’ai aussi travaillé à la rédaction de spectacles, et c’est une expérience encore plus attirante car on participe davantage au processus de création.
Par ailleurs, j’adore le répertoire et le chant lyrique, mais pour moi, dans l’idéal, il faudrait faire plus de créations et moins de répertoire. A mon avis, le monde est d’ailleurs en train de tendre vers cela. Le but est de changer un peu notre système, de le casser et de ne plus faire une majorité de répertoire agrémenté de quelques créations chaque année, mais de vraiment participer à plus de créations. C’est comme cela que l’on en ferait pleinement un art vivant – même s’il l’est déjà bien sûr –, en équilibrant un peu plus ces deux pans de l’art lyrique. Heureusement, je vois que le changement s’opère car presque la moitié de mes projets sont des créations, ce qui n’était pas possible avant. A présent, il y a de nombreux metteurs en scène, chefs ou chanteurs qui souhaitent faire cela. Et le public aussi ! Cela divise un peu dans le monde du lyrique… mais je ne veux surtout pas me couper des opéras plus anciens, que j’adore et qui sont pour moi très importants. Il s’agit vraiment d’une question d’équilibre.
Concernant The Girl with the Pearl Earing, pouvez-vous déjà nous parler de cette production ?
Le roman est basé sur le tableau de Jan Vermeer, dont la femme de la peinture est le personnage principal ici. Le livret vient pour sa part du livre de manière assez directe, mais l’auteur du livret (Philip Littell) a fait un travail formidable pour trouver une manière de rendre l’œuvre théâtrale. Il ne s’agit pas non plus de rendre mot pour mot le livre, mais d’utiliser tout ce qu’on peut utiliser en matière de coupures, de scènes simultanées, d’éléments théâtraux et non littéraire. Je trouve que c’est vraiment bien écrit, mais je n’ai pas encore entendu beaucoup de musique. J’ai seulement écouté un court extrait piano-voix avec le compositeur, je n’ai donc qu’une petite idée de ce que sera la musique, mais je trouve que le monde qu’elle créera sera vraiment un monde à l’intérieur de cette femme au centre de l’histoire.
Avez-vous déjà une idée précise de ce que vous voulez faire, même sans avoir la musique ?
Oui, nous avons déjà donné la maquette. Nous avons les décors, nous sommes en train de développer les costumes, et le monde qu’on crée fait beaucoup de références à l’époque des Pays-Bas où et quand l’histoire a lieu, mais avec les esthétiques contemporaines. On utilise des couleurs, des silhouettes, mais sans les recopier de manière directe comme on le ferait pour une réplique historique, ce qui est différent de la production de Madame Butterfly où nous souhaitions respecter cela de manière plus directe. C’est donc un monde aussi un peu inventé par nos soins, puisque le roman parle d’une histoire d’une époque ancienne, mais aussi très contemporaine par son point de vue. Nous voulions donc conserver cette idée de parler du passé tout en restant dans les esthétiques contemporaines.
Certaines rumeurs courent également concernant une production au festival d’Aix-en-Provence cet été…
En effet, il s’agit d’un opéra que j’aime bien, qui est L'incoronazione di Poppea de Monteverdi, avec un grand chef qui est Leonardo García Alarcón dans le Théâtre du Jeu de Paume dont la taille est parfaite pour un opéra baroque, avec une belle intimité, qui correspond finalement à la taille qu’on aurait eu à Venise à la période de la création de l’œuvre. C’est un peu un rêve de faire ce spectacle à Aix, d’autant plus que c’est la troisième fois que je m’y rends et que j’adore les équipes sur place. Ce sera la première fois que je mettrai en scène cet opéra que je connais bien.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans cet opéra ?
Je crois que cet opéra fait partie de ceux que tout le monde considère comme contemporain, qu’il parle aussi de notre époque, de morale, mais sans un point de vue attendu. La société dépeinte est vraiment une société où tout est basé sur l’individuel, le texte est vraiment cynique et c’est étonnant de voir comment cet opéra résonne aujourd’hui. Le duo de Poppé et Néron est le plus beau moment musical de l’opéra, et en même temps, c’est l’aboutissement de toutes les choses atroces qu’ils ont faites pour en arriver là. On se demande alors ce qu’on doit penser, entre la beauté de la musique et l’horreur de la situation. Pour moi, c’est assez facile de faire le lien avec notre époque où le mensonge est au moins aussi puissant que la vérité, voire plus. L’idée n’est pas de faire une référence directe à aujourd’hui, c’est plus universel. C’est aussi une œuvre qui parle des gens qui ont beaucoup de pouvoir, d’argent ou d’influence de par leur naissance (y compris l’endroit où ils sont nés), ce qui est important aussi dans notre vie aujourd’hui où l’écart se creuse entre « riches » et « pauvres », avec ce petit groupe de personnes qui détient le pouvoir. Ce sera donc universel, un peu contemporain, métaphysique et méta-théâtral.
Nous avons déjà cité plusieurs projets, mais y en a-t-il d’autres dont vous pouvez nous parler ?
Il y en a beaucoup ! Je continue avec plusieurs créations, dont une l’an prochain à Bruxelles qui m’enchante. Je pense que ça va être un projet formidable ! Plus tard, je ferai un Haendel à Francfort, et je vais aussi écrire quelques textes pour de nouveaux opéras.
Propos receuillis par Elodie Martinez le 2 octobre 2019 avant d'assister à Madame Butterfly
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24 janvier 2020 | Imprimer
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