Il existe différentes manières d’aborder l’orchestre de Wozzeck, entité à la fois omnisciente et circonstancielle. Dans la version de concert que le Verbier Festival présente lors de cette édition 2023, Lahav Shani le peint en aquarelle et en pointillisme. Les textures aqueuses lui permettent d’associer les éléments dissemblables, tandis que son orfèvrerie qui fait tout entendre distinctement invite à prendre de la distance pour entendre le tableau musical sous un angle plus général. L’art des plans et du liant fait véritablement mouche au premier acte, garantissant une merveille d’écoute. L’effervescence trouve la juste mesure, et c’est en champion de l’architecture qu’il se distingue en voulant mettre de l’impression dans la tonalité fluctuante. Le chef israélien foule finalement le territoire de la musique française. Il cherche en plus le beau dans le caniveau, le procédé chimique de la bactérie, au même titre que le rythme dans la danse. Il coordonne ces différents niveaux avec un fantastique Verbier Festival Orchestra, matelassé et en pleine conscience, aux magnifiques premiers pupitres de cordes, et plus généralement aux instrumentistes en osmose, qui exploitent toutes les possibilités marbrées de la partition à titre individuel et collectif. Si Lahav Shani est un metteur en textures hors pair sur le temps long, les changements de tempo soudains et les grandes masses du troisième acte lui inspirent peut-être moins de profondeur instantanée, celle qui nourrit la peur du vide du haut de ces terrifiants ravins sonores.
Wozzeck, Verbier Festival 2023
La création visuelle sur écran (Roger Krütli et K-WER-K) cite Van Gogh dans des fonds « coulants » aux agencements de couleurs réussis, où la texture donne du relief aux lieux de l’action. Des personnages sont intégrés à ces calques, mais leur esthétique expressionniste dénote trop avec l’environnement dans lesquels ils « évoluent ». On peut d’ailleurs difficilement parler d’ « animation » avec ces ridicules mouvements de LEGO arthitiques (de quelques millimètres d’amplitude) répétés en boucle comme des GIFs éteints, qui nient la moindre synchronisation avec la musique. Pour Wozzeck, œuvre imprévisible et aux aguets, c’est tout de même assez regrettable et des images figées auraient largement suffi à stimuler l’imagination par leur univers fort.
Rencontre avec Camilla Nylund : « Tout rôle à l’opéra prend la forme d’un voyage »
Heureusement, la distribution vocale est à la hauteur de l’enjeu. Bo Skovhus, vite arrivé à Verbier après l’annulation de dernière minute de Matthias Goerne, se love dans la glaise orchestrale. Son étonnant Wozzeck est chétif et impulsif, mutique pour les autres et confiant envers ses propres visions. Il transmet par un chant passe-murailles l’enlisement de son esprit, la courbure physique et l’oppression des éléments. Au III, il montre combien le personnage n’est plus dans l’auto-contôle en changeant le référentiel de sa ligne à chaque phrase. Camilla Nylund incarne Marie par la puissance de l’émotion directe. Dans l’obscurité, sa chandelle de notes éclaire une prosodie brodée, solidaire de ce qui a précédé. Et pourtant, cette étoffe sait se renouveler en permanence dans des moments plus burlesques ou affirmatifs. Le Capitaine de Gerhard Siegel ne dispose pas nécessairement d’aigus très précis, mais sait projeter le cri, accompagner le texte sur la longueur en pantomime syllabique, et passer d’une articulation musicale à l’autre en un rien de temps. En Docteur, Albert Dohmen répand efficacement le cynisme et la science exacte trop sûre d’elle. Christopher Ventris campe un Tambour-Major énergique et crâneur à souhait, quand Sam Furness manque un peu de souffle pour mener à bien les interventions d’Andres. Le petit rôle de Margret sonne en femme de pouvoir avec Adèle Charvet, Christopher Willoughby mérite un dix sur dix en Idiot, et les Ouvriers vigoureux (Matthieu Toulouse) et frénétique (Felix Gygli) complètent le tableau, saupoudré d’un subtil Oberwalliser Vokalensemble de prédation serpentée.
Thibault Vicq
(Verbier, 27 juillet 2023)
Le Verbier Festival (Suisse) continue jusqu'au 30 juillet 2023
28 juillet 2023 | Imprimer
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