Une reprise triomphale de Don Carlos à l’Opéra national de Paris

Xl_26948-franck_ferville___onp-don-carlos-24-25---franck-ferville---onp--35--1600px © Franck Ferville - OnP

Dans une saison qui compte peu de « vraies » nouvelles productions maison, l’intérêt des reprises de l’Opéra national de Paris réside dans leur distribution. Le Don Carlos français en cinq actes (tel que créé à la Grande Boutique en 1867, le ballet en moins) signé Krzysztof Warlikowski avait fait l’événement en 2017-2018, avant d’être repris dans la version italienne dite «  de Modène » en 2019. Il réitère, en français, sa réunion de chanteurs superlatifs, et l’émerveillement devant des Chœurs et un Orchestre en état de grâce.

La mise en scène nous apparaît à nouveau un peu frustrante (quoique pas déshonorante, car relativement efficace) par ses personnages à moitié esquissés – Don Carlos fébrile, mais pas tout le temps, Philippe II alcoolique par intermittence, Élisabeth révoltée puis résignée – et ses idées inachevées de décalage entre l’Histoire officielle (représentée par les défauts de projection d’un vieux film et les souvenirs d’un Don Carlos fantomatique au Cloître de Saint-Just) et les jeux intimes absents des manuels scolaires, saupoudrées de conventions et de déterminismes de rang. Heureusement, chez Warlikowski, on fume en lunettes de soleil dans des décors monumentaux et des costumes splendides (Małgorzata Szczęśniak), et cela plaît toujours à la rétine, dans une salle d’escrime comme à la scène de l’autodafé, habilement transposée en représentation de faste cérémoniel royal.

Les membres de l’exceptionnel Orchestre de l’Opéra national de Paris font tous intrinsèquement partie de la dramaturgie de l’œuvre. Il suffit d’entendre le son unifié des pupitres, et les solos de hautbois, cor anglais, clarinette, trompette ou violoncelle, au-delà des épithètes, pour s’en rendre compte. La netteté des attaques et la disparition des notes subjuguent ; ces instrumentistes peuvent tout jouer, et particulièrement comme un élément constitutif de théâtre. La cheffe Simone Young l’a bien compris, et en utilise les infatigables ressources dans une direction toujours active, dans le sens du texte, où il se passe énormément de choses. N’importe quelle modulation a valeur d’événement, et le développement en métamorphose devient crédo musical. La juxtaposition, en fresques pleines de relief, de motifs mélodiques ou d’accompagnements ponctuels sur des ancrages nappés, dépasse l’entendement, car la fosse se mue en une cuisine de restaurant étoilé, qui tresse avec brio savoir-faire et esprit, dans la dentelle et le cristal. Simone Young n’hésite pas à oser la friction entre volumes wagnériens de cuivres et phrasés mozartiens de cordes, à provoquer la rencontre de la verticalité de Moussorgski et du sarcasme de Stravinsky, à exacerber les frottements de demi-tons tout en exaltant l’harmonie des accords parfaits. Le moteur non-négociable de cette démarche : la beauté pacifique sans compromis, aussi bien dans la légèreté de l’opérette que dans le poids du champ de bataille.

Les Chœurs de l’Opéra national de Paris, sous l’aura habituelle de Ching-Lien Wu, ont la résonance raffinée et une lumière d’émission qui donnent l’impression d’un naturel constant, sous la moindre nuance. Si Charles Castronovo a annoncé sur ses réseaux sociaux être légèrement souffrant en cette première, il traverse le spectacle d’une voix assurée (certes un peu moins projetée qu’à ses débuts en Don Carlos au Grand Théâtre de Genève en 2023), propice à un voyage d’un seul tenant, qui condense puissance et tendresse en une bouleversante vérité de chant. La superbe « ingénuité » du chant qu’il déploie, par sa maîtrise de l’intégralité de la tessiture et la continuité du discours musical, le rapproche du personnage non-héroïque de la partition, tiraillé de devoir et d’amour. Christian Van Horn (Philippe II) suit également une ligne convaincue qui ne se laisse pas fléchir. Son souffle colossal manie la menace et le ralliement en deux faces d’une même pièce. Il impose ses propres règles de souverain, dont les sentiments émergent comme une manifestation de l’exercice du pouvoir. L’Inquisiteur d’Alexander Tsymbalyuk, parfois gêné dans les extrêmes de la tessiture, paraîtrait presque moins autoritaire que le roi s’il ne possédait pas une telle intensité prophétique du flux. L’élégance, dont nous parlait récemment Marina Rebeka en interview, prend tout sons sens en entendant son Élisabeth, qui hisse le chant verdien à une évidence de puissance expressive post-belcanto. La qualité suprême du son guide émotionnellement les scènes, pour un glamour de la ligne et un affect du contenu. Andrzej Filończyk brille aussi par l’incandescence intérieure. Son Rodrigue de fidélité, au fin legato de ruban argenté, s’illustre dans le formidable épanouissement d’une âme optimiste. Ekaterina Gubanova campe une Eboli explosive et sensuelle, au chant varié et évolutif selon les humeurs d’un personnage en perpétuelle mutation psychologique. Le panorama ne serait pas complet sans la solide Marine Chagnon, le miséricordieux Sava Vemić et le serein Manase Latu, éléments satellites qui concourent pourtant à l’alignement de planètes de cette luxueuse reprise.

Thibault Vicq
(Paris, 29 mars 2025)

Don Carlos, de Giuseppe Verdi, à l’Opéra national de Paris (Opéra Bastille) jusqu’au 25 avril 2025

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