Si le répertoire danois peine encore à s’imposer sur les scènes internationales – sauf dans quelques maisons friandes de raretés, à l’instar de l’Oper Frankfurt, qui présentait l’année dernière Maskarade de Carl Nielsen – , l’Opéra royal du Danemark permet heureusement de faire vivre son répertoire national de plusieurs siècles. En 2019, nous avions vu Roi et Maréchal de Peter Heise et aujourd’hui, place à La Servante écarlate (The Handmaid’s Tale) de Poul Ruders, créé dans l’institution de Copenhague en l’an 2000, et depuis repris entre autres par l’English National Opera dans deux productions.
À quoi ressemble donc cette œuvre, composée d’après le roman éponyme de Margaret Atwood (1985), et bien avant la série à succès (2017) ? Le livret retrace fidèlement le parcours de Defred, jeune femme désignée force reproductrice pour le compte d’un « Commandant » et de son « Épouse » dans un avenir proche où une grande partie de la population est devenue infertile et où des putschistes ultra-puritains ont pris le pouvoir dans une dictature militaire. Nous retrouvons les souvenirs de Defred sous forme d’analepses dans son passé « normal », celui où son lourd accoutrement rouge et son chapeau blanc obligatoires n’existaient pas encore. L’histoire est ici racontée de façon chronologique, contrairement au livre, écrit sous la forme d’un journal intime dévoilant les événement par couches successives, selon l’état d’esprit de la narratrice. La musique a l’avantage de la sincérité et de la lisibilité. Cependant, son point faible est de trop imposer l’action par son évidence expressive. Les gros sabots reviennent régulièrement à la charge malgré des nappes et des inspirations de minimalisme américain – Paul Rouders a deux ans de moins que John Adams – qui auraient pu apporter une plus grande liberté d’écriture vocale et une ouverture psychologique bienvenue. Le compositeur nous dit quoi penser, il y a une injonction de l’imagination, qui, bien que correspondant exactement à l’univers dépeint, veut trop en dire en comparaison aux lignes feutrées et pudiques de Margaret Atwood. Il superpose en outre des fragments d’Amazing Grace sur ses matières musicales friables pour rappeler, avec la polytonalité, les ruines d’un rêve américain meurtri, au-delà de son langage post-Berg. Peut-être aurait-il fallu garder des passages plus sibyllins pour enfoncer le clou du mystère et insuffler un univers complet.
Malgré le métier bien audible du Royal Danish Orchestra, Jessica Cottis semble avoir du mal à mélanger les timbres et à gérer les équilibres fosse-scène. La cheffe est très scrupuleuse du tempo et du rythme, beaucoup moins de la finalité du jeu. C’est donc un assemblage instrumental efficace et propre qu’elle dirige, alors qu’il aurait pu (et dû) être un organisme vivant, suintant, malsain, plein de spasmes, révolté. Les musiciens, jouant ainsi sans but, donnent le sentiment de parfois marcher sur des œufs. Un autre problème réside dans la mise en scène effacée de John Fulljames. Nous l’avons dit, l’opéra montre un engrenage narratif plutôt qu’un point de vue à la première personne. Or le théâtre « de commodité » du metteur en scène (et directeur du Royal Danish Opera jusqu’à il y a quelques mois) sonne désincarné. Il semble n’avoir pensé son plateau – dont nous reconnaissons la fluidité des changements de décors – qu’en fonction de la vitesse de la partition, en ayant laissé tomber ses personnages. La plupart des chanteuses ayant le même costume, il est difficile de savoir qui donne de la voix, en raison d’éclairages qui remplissent le cahier des charges sur le collectif, mais encore une fois, moins sur l’individualité. John Fulljames abandonne en cours de route une idée de deux réalités en miroir, et rate les scènes-pivot de l’œuvre, en particulier celles qui ont trait à la sexualité. Un peu léger pour une œuvre qui parle de reproduction et de morale à deux vitesses... Peut-être a-t-il eu du mal à s’affranchir de l’imaginaire collectif de la série ou de l’ « obligation de résultat » de la musique ? Ce n’est en tout cas pas suffisant pour captiver.
Heureusement, la distribution vocale (hormis peut-être le Commandeur fatigué de Morten Staugaard) sauve la soirée, du moins techniquement, car la diction anglaise n’est dans la globalité pas son fort – l’Opéra ne surtitrant qu’en danois, la soirée peut s’avérer très longue si on ne connaît pas en avance les enjeux de l’histoire. Hanna Hipp interprète Deglen comme un lierre grandissant, se donnant la possibilité de vibrer tel un interdit. Les notes longues s’autorisent de superbes variations temporelles presque imperceptibles, rendant les fins de phrases rêveuses. La voix, entière, pense et panse, garde l’horizon au-delà de la simple mélodie. Elle rend perceptible par ses développements la joie d’un temps révolu, au contraire de celle de Sarah Champion (la « jeune » Deglen), qui surfe (joliment) sur les surfaces insouciantes d’un avenir en page blanche. Clara Cecilie Thomsen fait forte impression dans ses lignes caféinées et soutenues en pleins feux, Gisela Stille campe une sévère et insidieuse « Tante », Hanne Fischer fait transparaître par miracle le manque de tact et de patience de l’Épouse Serena Joy. Nous sommes par ailleurs convaincus par la charpente vocale de Paul Curievici, la projection nette de Jacob Skov Andersen, la voltige de Gert Henning-Jensen, ainsi que par Nina Sveistrup Clausen, Ulrika Tenstam et Sara Swietlicki.
Les compositeurs contemporains danois vont-ils retrouver un élan de popularité dans le monde ? La Reine des neiges de Hans Abrahamsen (création française à l’Opéra national du Rhin en 2021) a peut-être lancé le mouvement, mais The Handmaid’s Tale mérite sans doute une équipe artistique de tout premier choix pour satisfaire vraiment.
Thibault Vicq
Copenhague, 1er novembre 2022
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