Une terrassante Turandot à la Monnaie de Bruxelles

Xl__dsc2269_kopie © Matthias Baus

La, fa, si… prêts, partez ! Les trois premières notes de Turandot (qui reviendront par la suite) donnent le ton du degré d’énervement de la princesse chinoise. Au Théâtre Royal de La Monnaie, l’extraordinaire chef Ouri Bronchti ne perdra pas une seule seconde de notre écoute admirative jusqu’à ce que le rideau ne tombe définitivement suite au finale d’Alfano. Énervement oui, mais énervement opulent de l’immensité, énervement surhumain aux contours quasi-déiques. Turandot sera larger than life ou ne sera pas ! Soleil de plomb, lune belliqueuse, volcanisme affectif d’un trop-plein qui fait briller le maximum de facettes du diamant brut inachevé de Puccini, sont au rendez-vous dans la fosse. La sublime monstruosité des dissonances résonne comme une submersion complète de la salle, le lyrisme instrumental exacerbe les lignes de chant en suivant les variations de lumière perçues et diffusées par les personnages. Et pour autant, la masse sonore titanesque n’empêche pas de plonger corps et âme dans le for intérieur, nœud indicible du drame. Chaque scène est une terre fertile pour Ouri Bronchti et l’exceptionnel Orchestre symphonique de la Monnaie, d’une perfection de timbres et de cohésion à tomber par terre, des cordes élancées jusqu’aux cuivres souverains. Le détail, la grandeur, le son, la coordination, la musicalité, tout y est, en quantité infinie : que demande le peuple ?

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Svetlana Aksenova, Turandot - Théâtre Royal de La Monnaie (2024) © Matthias Baus

Le peuple scénique demande justement des petits fours et des jeux (et préférentiellement des têtes coupées). Le Chœur et l’Académie des Chœurs de la Monnaie, prodigieux suite à leur travail avec Emmanuel Trenque, laissent pantois pour le relief qu’ils taillent dans la pierre puccinienne. Ils rythment en outre la grammaire visuelle du penthouse urbain d’Altoum (ici mère de Turandot, et non son père, de façon à insister sur le matriarcat dans lequel la princesse a grandi), que la lecture de l’artiste multidisciplinaire et designer Christophe Coppens a élu pour décor. La famille de Turandot fait partie des 1% les plus riches du globe, et organise de fastueuses réceptions ponctuées d’énigmes cruelles qui permettent à la pourrie gâtée Turandot de chasser son ennui oisif. La contemporanéité du propos suit sans encombre le fil narratif, certes avec moins d’expérimentation visuelle que dans sa Norma automobile de 2022, mais avec un vrai sens de l’espace. De facture in fine plutôt classique, le spectacle n’ennuie cependant pas une seule seconde, sauf peut-être dans sa conclusion hâtive, qui voit la police débarquer dans la propriété en pleine nuit pour arrêter Turandot après qu’elle a découvert une de ses victimes sortant d’un des tableaux de la salle de réception. Calaf n’est alors plus qu’une voix qui sort de sa télé. Film de fiction sujet à fantasmes criminels ou ressassement d’une vidéo qu’elle aurait filmée avant de le tuer ? La question reste ouverte, et si nous n’en savons pas plus sur les aspirations de la protagoniste, Christophe Coppens propose une production bien ficelée autour de la notion d’attente, où la (deuxième) distribution est richement mise à contribution.


Valentin Thill, Amadi Lagha, Alexander Marev et Leon Košavić, Turandot - Théâtre Royal de La Monnaie (2024) © Matthias Baus

Formidable Liù (comme aux Arènes de Vérone en 2022), Ruth Iniesta est l’ange de ce monde violent, l’allégorie d’une compassion qui se fraye un chemin vers le salut des âmes. Elle chante avec une simplicité déchirante un amour plus grand qu’elle, sujet à une dévotion retentissante. La voix désormais imparfaite de Michele Pertusi n’empêche en rien d’émouvoir pleinement en un Timur puissant de force intérieure. Amadi Lagha déploie une ligne déterminée, un souffle tenace et une énergie illimitée de rivages pour Calaf, qu’il avait pu exposer déjà à l’Opéra de Toulon en 2019. Seul « Nessun dorma » lui donne moins l’occasion de briller dans ses développements, peut-être parce que le personnage se sent soit condamné, soit pénétré par la confiance. Svetlana Aksenova établit d’emblée l’indépendance de Turandot avec un phrasé à l’éclatante singularité, qui passe par de nombreuses « stations » promptes à lever le voile sur cette gosse de riche pleine de mystères. La provocation à heurter dans ses énigmes, l’apprentissage de ses sentiments, le contrôle quasi-bestial, font partie du même bois : une ligne surmontée avec brio, dans toute sa richesse mélodique. Altoum bénéficie de la précision de Ning Liang, et le fabuleux trio de Leon Košavić, Alexander Marev et Valentin Thill affranchit les ministres Ping, Pang et Pong de leur carcan souvent réducteur.

Thibault Vicq
(Bruxelles, 23 juin 2024)

Turandot, de Giacomo Puccini, à la Monnaie (Bruxelles) jusqu’au 30 juin 2024
N.B. : autre distribution avec Ewa Vosin (Turandot), Stefano La Colla (Calaf) et Venera Gimadieva (Liù)

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