Verbier Festival : un gala des 30 ans traversé de sincérité et d’excellence

Xl_240723_gala_combins_18h_web__luciengrandjean-147 © Lucien Grandjean

Combien de stars peut-on rassembler au même moment sur la même scène ? Martin T:son Engstroem, fondateur et directeur du Verbier Festival, s’est vraiment prêté au jeu pour célébrer les 30 ans de la manifestation. Instrumentistes, chanteurs, chefs et orchestre qui font et ont fait la renommée de cette (plus que) quinzaine annuelle ont répondu à l’appel, à l’occasion d’une soirée de plus de quatre heures, fidèle à l’esprit chaleureux du Festival et à ses répertoires de prédilection. Le faste sans le bling bling, c’est la trajectoire de ce gala, une « Rencontre inédite » – ce format qui fait se réunir exceptionnellement en musique de chambre à chaque édition des solistes accomplis – à échelle macroscopique : la proximité et le dialogue comme outils d’émancipation de la musique. Les artistes se passent ainsi le relais tour à tour, au piano seul ou en effectif chambriste.

Dans la première partie, dix interprètes livrent individuellement leur lecture des 10 Préludes op. 23 de Rachmaninoff. Deux pianos font face au public. Quand un « prétendant » joue sous le spot du premier, le suivant vient s’installer silencieusement au tabouret du deuxième instrument, avant que le processus ne suive son cours et n’illumine les mains préparées dans l’ombre. Les deux Steinway deviennent des berceaux de métamorphoses acoustiques sous les doigts de leurs artisans sculpteurs. Sur un même instrument, l'expressivité n’a jamais dit son dernier mot : des battements d’ailes de papillon en mouvement perpétuel (Daniil Trifonov) à la motricité entortillée et aux arpèges de granit (Alexander Malofeev), en passant par les surfaces étendues et le temps éloquent (Kirill Gerstein). On apprécie particulièrement les idées d’Alexandre Kantorow, Mao Fujita et Yuja Wang. Le vainqueur du Concours Tchaïkovski 2019 illustre des battements qui se débattent en stop motion, dans un ballet souple de particules suspendues. Le jeune Japonais impressionne par son approche mozartienne semblable à un jeu d’enfant qui écarte toute pensée négative, qui avec des secousses rebondies et facétieuses laisse entrevoir le reflet d’un miroir embué. La showgirl star délaisse quant à elle l’ostentation pour feutrer ses pas dans le dixième fragment, bouleversant aussi bien par son tangage de gondole ivre sous la lune argentée que par son carillon de chœurs indécis.

L’audace anti-spectaculaire des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach porte ses fruits dans le deuxième acte grâce à la transcription multi-instrumentale de Dmitry Sitkovetsky, qui permet aux relais de se concrétiser encore davantage. À un, deux, trois, quatre ou plus, les combinaisons d’invités rendent très ludiques les quarante déclinaisons de l’aria. Jusqu’à trois groupes simultanés (deux dans le noir, un dans la lumière) partagent la scène de la Salle des Combins, avec des allers-retours invisibles vers et depuis les coulisses sans que le flux de Bach ne cesse. Un tour de force de régie ! Evidemment, certaines associations d’artistes sont plus fructueuses que d’autres, mais la variété des possibilités garantit une énergie constante. Si le sur-vibrato de Mischa Maisky et la justesse d’Eduard Wulfson posent sérieusement problème, il y a de quoi se réjouir ailleurs : la trompette burlesque de Håkan Hardenberger, la clarinette céleste de Martin Fröst, ou la vertigineuse néo-variation jazz de Brad Mehldau. Le jeune pianiste Tsotne Zedginidze allie précision et ampleur, le Quatuor Ébène se lance dans une course exacte vers l’infini. Chez les altos, Lawrence Power grave ses lignes de mystère onirique, quand Amihai Grosz opte pour une superbe varappe de timbres évolutifs. Les violonistes Augustin Hadelich, Janine Jansen et Marc Bouchkov font triompher la clarté et la longueur d’archet parfaite. Avec notamment Klaus Mäkelä, en velours de son, et Sheku Kanneh-Mason, en flux de bien-être, à l’écoute bienveillante, à la main droite conteuse, l’avenir du violoncelle est assuré.

Le dernier tiers se propose de rendre hommage à la voix humaine, parlée et chantée. Là encore, Le Carnaval des animaux n‘est pas l’œuvre qu’on aurait imaginée pour un gala de cette envergure. Et pourtant, la partie musicale fonctionne à merveille, avec le Verbier Festival Chamber Orchestra, qui sous la baguette de Mathieu Herzog (également arrangeur très inspiré de la pièce, en textures homogènes aux confins de la féerie), déploie une poésie tendre et sensuelle mâtinée de textures cristallines, en plein dans le mille de l’univers visuel de Sandra Albukrek, dont les sympathiques créations colorées s’animent sur un écran. La faune originelle de Saint-Saëns est ici remplacée par des espèces du Valais ou par des anecdotes liées à l’histoire du canton. Alexandre Kantorow et Lucas Debargue prennent adroitement la place des deux pianistes comiques, Gautier Capuçon est le guest du Cygne, Martin Fröst celui du Coucou, et la contrebasse solo Brendan Kane enthousiasme dans L’Éléphant (d’Hannibal, qui a traversé les Alpes…). Sur des textes plutôt attachants d’Antoine Jaccoud, Marthe Keller, Barbara Hendricks et Isabelle Huppert peinent cruellement à captiver, par manque de synchronisation et de conviction.

Après un amusant Duo des chats entre Thomas Hampson et Bryn Terfel, la partie lyrique s’articule astucieusement autour des origines de chacun des chanteurs, tandis que le chef Christoph Eschenbach prend la baguette. La ferveur de Thomas Hampson élève un chant traditionnel états-unien, Matthias Goerne happe dans le lied schubertien Am Brunnen vor dem Tore, Benjamin Bernheim reprend sobrement Jacques Brel (Quand on n’a que l’amour), les nuances vermeil et la grâce noble de Bryn Terfel emplissent la Salle des Combins de l’esprit gallois, et Barbara Hendricks emporte avec un negro spiritual a cappella. Christoph Eschenbach libère les atmosphères, prend le temps des espaces pour submerger des humeurs radieuses.

Gábor Takács-Nagy, l’incontournable directeur musical du Verbier Festival Chamber Orchestra, reprend les rênes, avec facétie et de nombreux contrastes, sur la polka hongroise Éljen a Magyar! de Strauss. Mais c’est Klaus Mäkelä, sous sa casquette de chef, qui conclut l’événement sur l’ouverture de Candide de Bernstein, pour laquelle tous les participants instrumentistes du concert rejoignent les rangs de l’orchestre.

Des Combins pleins à craquer, une standing ovation, l’histoire du Verbier Festival continue à s’écrire !

Thibault Vicq
(Verbier, 24 juillet 2023)

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