Il y a 83 ans, sept Français (consentants) triés sur le volet assistaient au Congrès des écrivains de Weimar, organisé par le Ministère de la Propagande nazie, pour asseoir les bases de la « littérature de l’Europe à venir ». Abreuvés et sustentés par un itinéraire en Allemagne, à la rencontre de personnalités locales, les invités n’avaient qu’à propager, en échange, la « bonne parole » des idéaux national-socialistes à leur retour dans l’Hexagone, auprès des âmes encore naïves ou corruptibles. Les cercles littéraires français d’alors avaient en effet repris lors de l’année 1941, (presque) comme avant l’Occupation, sous l’œil de Gerard Heller, qui veillait au grain à accorder les visas de publication aux auteurs remplissant les critères de Berlin… C’est aussi l’époque où l’avis-girouette (parfois opportuniste) de certains de nos compatriotes de lettres, était passé du Front populaire aux discours antisémites les plus décomplexés…
Voyage d'automne, troisième opéra de Bruno Mantovani, créé à l’Opéra national du Capitole, reprend ce fait historique, avec cinq des sept écrivains présents à Weimar (Marcel Jouhandeau, Jacques Chardonne, Ramon Fernandez, Pierre Drieu La Rochelle, Robert Brasillach). L’occasion, pour lui, de sonder à nouveau les rouages du totalitarisme sur les artistes – L’Autre Côté suivait un graveur, et Akhmatova, une poétesse, tous deux contraints par l’oppression politique –, mais ici avec des écrivains conscients de leur compromission.
Bruno Mantovani estime que l’orchestre est le « personnage principal » de l’œuvre, Dorian Astor (le librettiste, également dramaturge de l‘institution lyrique toulousaine) voit dans la tension érotique (documentée) entre Marcel Jouhandeau et Gerard Heller « une intrigue galante en bonne et due forme », comme prête à l’usage pour convenir aux canons de l’opéra. Rien qu’avec ces citations, on entrevoit la difficulté du duo à donner du crédit à leurs personnages détestables, ou à se plonger dans une intrigue qui dévierait de la réalité historique. Si le livret alterne discussions et prises de parole en public sous la forme d’une indéniable reconstitution du langage de chaque auteur – dont celles de Drieu La Rochelle, assez lourdes stylistiquement pour un ouvrage lyrique –, les protagonistes peinent à acquérir une aura dramatique, en parlant plus qu’ils ne se parlent. La démarche historique et documentaire a englouti l’aspect dramatique. Et en voulant ajouter une seule femme au récit – la Songeuse, allégorie des victimes de la Shoah et de l’aveuglement des élites, qui chante les mots de la poétesse Gertrud Kolmar, tuée à Auschwitz –, à la fin de chaque acte, Dorian Astor s’esquive là aussi (avec un crépi nouveau), à traiter frontalement la responsabilité individuelle des artistes. L’histoire d’ « amour » est elle aussi réduite aux faits, et ne se résume qu’à « cacher » une homosexualité – en 2024, on a tout de même vu traitement plus moderne. On attendait en tout cas plus de chair, de corps et de sentiment pour ce qui se définit « opéra »…
Voyage d'automne - Opéra national du Capitole (2024) (c) Mirco Magliocca
La partition de Bruno Mantovani fonctionne par interludes symphoniques (très réussis) et par scènes (à l’efficacité dramaturgique inégale, mais à l’enchaînement subtil et à l’orchestration élégante), où une marmite de trémolos et de trilles grouillants s’apprête à engloutir les surfaces, où les soudaines exclamations au-dessus des nappes déclarent la guerre à la tranquillité d’esprit, où les longues lignes « cassées » par des quarts de tons avancent sournoisement, où les motifs conjoints ou notes perpétuelles se passent d’un pupitre à l’autre – la scène dans laquelle Göbst, avatar de Goebbels, donne ses consignes sur l’évangélisation nazie de la France aux écrivains, compte parmi les plus réussies, avec la première apparition de la Songeuse. La musique reste toujours sur le même principe d’un inconfort latent, bien avant que le verbe n’expulse le véritable climax, alors que le livret souhaiterait révéler une gradation dans la prise de conscience de ces personnages. Elle en dit trop avant qu’elle ne le doive. L’Orchestre national du Capitole fait toutefois valoir ses cordes voluptueuses et ses vents féconds, malgré une direction de Pascal Rophé peu portée sur la fluidité des inflexions.
Entre le fait d’avoir donné à Jouhandeau des attitudes de jouvenceau ingénu alla Nemorino, grimé les chœurs nazis de noir autour des yeux, ajouté de pénibles (et inutiles) éléments textuels en vidéo, d’avoir fait l’impasse sur une direction d’acteurs digne de ce nom (ne serait-ce que pour caractériser momentanément les personnages), on ne peut pas dire que la mise en scène de Marie Lambert-Le Bihan soit le point fort de la soirée. Pire, elle semble avoir travaillé sans tenir compte de la partition, ni parfois même du livret…
Reste un plateau vocal très honorable, mené par l’énergique Pierre-Yves Pruvot (Jouhandeau), à l’émission gaillarde, qui sait aussi bien morceler qu’engloutir sa phrase matelassée et emphatique. Le Heller approximatif et brouillardé de Stephan Genz a le mérite d’illustrer une prédation constante, qu’Enguerrand De Hys sait quant à lui traverser de clarté et de liberté ténue. La quiétude de William Shelton transforme Göbst en plongeur des abysses, dévoilant en temps voulu le corail caché de son discours. En complément de la poignante Gabrielle Philiponet, Jean-Christophe Lanièce et Yann Beuron sont des Brasillach et Drieu de luxe : le premier par son panache tout feu tout flamme, le second par la fringance et l’élégance du timbre, par la lumière de son orientation musicale. L’articulation française problématique d’Emiliano Gonzalez Toro (Fernandez) et de Vincent Le Texier (Chardonne) s’associe à un manque d’orientation. Le sprechgesang sied davantage au ténor, plutôt ciselé, mais la basse, en éludant les consonnes, tend à accentuer, et donc à bosseler ses lignes. Ferme et aéré, le Chœur de l’Opéra national du Capitole (préparé par Gabriel Bourgoin) est également au centre de l’attention, pour une soirée qui aura globalement eu du mal à la faire garder.
Thibault Vicq
(Toulouse, 22 novembre 2024)
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