Evénement au Liceu ! Le théâtre barcelonais accueille actuellement la première européenne d'Antoine et Cléopâtre, le nouvel opéra de John Adams, créé à l’Opéra de San Francisco en septembre 2022 et qui sera bientôt donné à Palerme et à New York.
Les représentations à Barcelone ont en outre un attrait supplémentaire grâce à la présence du compositeur lui-même pour diriger l’orchestre depuis la fosse, et qui interprète ici son œuvre pour la première fois – à San Francisco, la direction musicale était confiée à Eun Sun Kim, la cheffe d'orchestre attitrée de la maison américaine.
Antony & Cleopatra s'articule autour de deux axes principaux : le pouvoir de l'érotisme et l'érotisme du pouvoir. C’est sur cette périlleuse voie à double sens que se déroule l'histoire d'amour et de mort qui unit le général romain et la reine égyptienne. C'est ainsi que Shakespeare l'a abordé et nous l'a racontée ; c'est ainsi que le cinéma l'a comprise et nous l'a transmise ; et enfin, c'est ainsi que John Adams l'a appréhendée.
Rien de nouveau, donc, d'un point de vue dramatique : Marc-Antoine et Cléopâtre s’aiment et se détruiront animés par la même passion, ouvrant ainsi la voie à Octave, jeune empereur habile qui semble très sensible à l'érotisme du pouvoir et très peu au pouvoir de l'érotisme. C'est peut-être pour cela qu'il a régné pendant tant d'années.
Julia Bullock, Alfred Walker, Antoine et Cléopâtre (c) Gran Teatre del Liceu 2023
Le livret de l'opéra est signé par John Adams lui-même et s’inspire principalement sur la pièce de Shakespeare, complétée de quelques emprunts de passages de Plutarque, Virgile et d'autres textes classiques.
La dramaturgie de l’opéra Antoine et Cléopâtre est complexe et présente de nombreuses références – peut-être même trop. D'une part, l'action se déroule au moment historique des événements, au Ier siècle avant notre ère, mais avec peu de « couleur locale » ou de décor d'époque et dans un environnement scénique très austère, abstrait et essentialisé. D'autre part, la production fait écho au « glamour » cinématographique de l’épisode historique (selon John Adams dans une interview, les Américains apprennent l'histoire en regardant des films et pour eux Cléopâtre a le visage d'Elizabeth Taylor), ce qui justifie l'apparition sur scène de paparazzi et de vieilles caméras. La troisième référence est le totalitarisme politique supposé d'Octave (César dans le récit shakespearien), que la production évoque via l'attirail militariste mussolinien – illustré par les costumes, la gestuelle des protagonistes sur scène et les excellentes vidéos de Bill Morrison.
Le résultat aurait pu être particulièrement confus mais l'habileté d'Elkhanah Pulitzer, qui signe la mise en scène, permet à ces références multiples de cohabiter parfaitement et de construire un récit théâtralement cohérent – bien qu'entièrement prévisible. Le seul reproche que l'on pourrait adresser à la production porte sur la surutilisation de l'esthétique « fasciste ». Ces dernières années, le théâtre a si souvent utilisé ce contexte pour esquisser les « méchants de l’histoire » qu'il finit par paraitre frivole au risque de dangereusement banaliser une idéologie aussi sérieuse et redoutable que le totalitarisme. Manifestement, aujourd’hui, lorsqu'on ne sait pas vraiment comment présenter un tyran sur scène, on le déguise simplement en fasciste d'il y a quatre-vingts ans (mais pas d'aujourd'hui, cela pourrait être dangereux), et on s’en contente.
Il convient également de noter que pour la première fois dans l'histoire du Liceu, une « coordinatrice d'intimité » (Ita O'Brien) a été impliquée dans les interactions physiques entre les interprètes – une approche manifestement maîtrisée au regard de la férocité intense des personnages.
Gerald Finley, Julia Bullock, Antoine et Cléopâtre (c) Gran Teatre del Liceu 2023
Musicalement, Antony & Cleopatra s’inscrit dans une forme d'évolution de l’œuvre de John Adams depuis le minimaliste de Nixon in China, son premier opéra, vers des modèles plus ouverts et moins militants. Dans Antony & Cleopatra, le minimalisme n'est plus qu'un lointain parfum. L'écriture vocale, presque toujours individuelle et avec très peu de passages concertants, se cantonne trop souvent dans une sorte d'arioso qui devient monotone, surtout dans la première partie, où elle prend rarement son envol lyrique. Dans la seconde, beaucoup plus intéressante vocalement, le chant, presque toujours dans des paramètres assez tonaux, devient plus intensément expressif.
L'un des points forts de la partition réside néanmoins dans les importants interludes orchestraux insérés entre les scènes et qui rappellent puissamment ceux de Britten dans Peter Grimes, même si dans certains – notamment celui qui précède la scène de la bataille d'Actium –, l'évocation du prélude de L'Or du Rhin de Wagner parait évidente.
L'orchestration est de très grande qualité. John Adams n'est peut-être pas un grand chef d'orchestre, mais il dirige néanmoins parfaitement son œuvre et obtient une performance orchestrale optimale de la phalange barcelonaise. Avec professionnalisme et humilité, le compositeur reconnait en outre que l'orchestration pourrait encore être améliorée et, maintenant qu'il a pu l'entendre en direct, il n'exclut pas d'y apporter quelques modifications pour la prochaine création new-yorkaise.
Quant à la distribution sur scène, il faut tout d'abord préciser que selon les indications du compositeur, le chant est ici amplifié. Le rôle de Cléopâtre est confié à Julia Bullock, la soprano pour laquelle John Adams a imaginé et écrit le rôle, mais qui n'a pas pu participer à la création à San Francisco en raison de sa grossesse. Julia Bullock, totalement investie dans son personnage, offre une très belle performance, bien que sa voix ait souffert et soit parfois tendue dans le registre supérieur.
Vocalement, Gerald Finley fait montre d’une grande aisance dans le rôle d'Antoine – presque toujours dans un registre médium. Sur le plan théâtral, il impressionne dans sa recréation d’un personnage particulièrement complexe, déchiré entre la passion sexuelle, le sens du devoir et l'ambition politique.
Le ténor Paul Appleby est tout aussi excellent dans le rôle histrionique et parfois peut-être trop caricatural du calculateur César, la voix tendant ponctuellement vers la stridence, mais conformément aux exigences du rôle.
Parmi les comprimarios, tous parfaitement distribués, le baryton-basse Alfred Walker en Enobarbus et Adriana Bignani Lesca dans le rôle de Charmian proposent une superbe prestation. Elizabeth DeShong s'acquitte bien du rôle très ingrat d'Octavie.
Enfin, le chœur, qui dans Antoine et Cléopâtre n'a pas grand-chose à faire, passe davantage de temps à parader et à faire des saluts fascistes qu'à chanter.
Xavier Pujol
Barcelone, 2 novembre 2023
Antony & Cleopatra, du 28 octobre au 8 novembre 2023 au Gran Teatre del Liceu
05 novembre 2023 | Imprimer
Commentaires