Du 23 juin au 15 juillet 2015 s'étrenne la nouvelle production d'Adriana Lecouvreur à l'Opéra National de Paris, signée outre-manche il y a quelques années déjà par David McVicar, avec Angela Gheorghiu dans le rôle-tire aux côtés du ténor argentin Marcelo Alvarez, tous deux réunis sous la baguette de Daniel Oren. L'occasion pour nous de revenir plus largement sur l'un des rares opéras connus de Francesco Cilea, représentant parfois oublié du vérisme italien.
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Sans le succès durable d’Adriana Lecouvreur, qui parlerait encore de Francesco Cilea ? Ce compositeur vériste, contemporain de Mascagni et de Leoncavallo, a en effet inscrit son nom dans l’histoire de l’opéra grâce à un seul ouvrage, les autres ayant disparus du répertoire !... C’est une pièce très célèbre d’Eugène Scribe, interprétée entre autres par Sarah Bernhardt, que le librettiste de Cilea, Arturo Colautti, choisit d’adapter pour la scène lyrique. Il s’agit d’une comédie dont l’héroïne est un personnage réel, une grande actrice de la Comédie-Française, célébrée par Voltaire et aimée par Maurice de Saxe, la fameuse tragédienne Adrienne Lecouvreur qui triompha dans Corneille et Racine. L’adaptation fait s’entrecroiser la vie réelle et le théâtre, permettant au compositeur de déployer une écriture musicale brillante et expressive au service d’une large gamme de sentiments passionnés. La vie romancée d’Adrienne Lecouvreur permet d’exploiter le thème de la double rivalité, amoureuse et professionnelle, qui se clôt bien évidemment… tragiquement, avec la mort d’Adrienne provoquée par les effluves toxiques d’un bouquet empoisonné. Pour interpréter ce rôle, il faut une diva capable de transcender par son chant la platitude d’un texte qui a, il faut le reconnaitre, un peu vieilli : « Ma voix n’est plus qu’un souffle qui mourra au nouveau matin… » confie Adrienne dès sa première apparition. C’est ce souffle plein de poésie qu’il faut faire entendre dans le chant pour emporter l’auditeur à travers cette évocation d’un monde disparu dont le charme suranné exige tout le talent d’une interprète exceptionnelle.
Vie et mort de Mademoiselle Lecouvreur
Le 6 novembre 1902, est créé au Teatro Lirico de Milan, Adriana Lecouvreur, quatrième ouvrage de Francesco Cilea (1866-1950). C’est un véritable triomphe qui permet au compositeur d’acquérir une notoriété internationale.Le rôle-titre est chanté par la créatrice de Mimi, l’héroïne de La Bohème (1896) de Puccini, Angelica Pandolfini (1871-1959). On peut entendre Enrico Caruso (1873-1921) dans le rôle de Maurice, et dans celui de Michonnet, Giuseppe de Luca (1876-1950), qui allait devenir un des plus grands barytons de l’histoire. Nul doute qu’une aussi brillante distribution a grandement contribué au succès retentissant de l’ouvrage. Cilea avait aussi bien choisi son sujet. En 1899, il décide de mettre en musique un drame historique qu’Eugène Scribe (1791-1861) a écrit en collaboration avec Ernest Legouvé (1807-1903). Dans leur pièce en cinq actes, créée à Paris en 1849, les deux auteurs ont retracé la vie amoureuse et la mort mystérieuse d’une célèbre comédienne française du XVIIIème siècle, Mademoiselle Adrienne Lecouvreur (1692-1730). Cette actrice aux dons exceptionnels a inscrit son nom dans l’histoire du Théâtre-Français. A une époque où l’emphase est la règle, elle s’impose par un style totalement à rebours qui se résume en un mot : le naturel. Adulée comme une star, elle se produit avec éclat sur la scène de la Comédie-Française durant treize années, transportant le public par l’intelligence et la justesse de son jeu. Elle excelle dans les rôles des grandes tragédies de Corneille et de Racine. Son immense talent et sa grande séduction, lui attirent l’hommage de nombreux admirateurs et amants, parmi lesquels on trouve Voltaire, dont elle créera plusieurs pièces. Celui qui allait devenir le fameux Maréchal de Saxe occupe une place particulière dans la foule de ses soupirants. Il semble qu’Adrienne ait passionnément aimé ce Maurice, comte de Saxe, surnommé le « vainqueur de Fontenoy » après son succès à la bataille de Fontenoy en mai 1745, un événement marquant du règne de Louis XV. Maurice de Saxe, brillant soldat, était un homme peu cultivé et un amant volage. Une de ses conquêtes, la capricieuse et vindicative duchesse de Bouillon, fut soupçonnée d’être à l’origine de la mort brutale d’Adrienne. La tragédienne mourut en effet d’un mal inconnu, dans d’horribles convulsions qui firent penser qu’elle avait été empoisonnée par sa cruelle rivale. Morte mystérieusement à trente-sept ans, Adrienne fut enterrée dans un terrain vague, rue de Bourgogne, conformément à l’usage de l’Eglise qui voulait que les acteurs soient privés de cérémonie religieuse et de sépulture. Voltaire, révolté par cette injustice, rédige une épitaphe pour celle qu’il a tant admirée. Il adresse ces vers indignés à son ami Nicolas-Claude Thiériot (1697-1772):
« Que direz-vous, race future,
Lorsque vous apprendrez la flétrissante injure
Qu’à ces Arts désolés font des hommes cruels ?
Ils privent de la sépulture
Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels.
Quand elle était au monde, ils soupiraient pour elle ;
Je les ai vus soumis, autour d’elle empressés :
Sitôt qu’elle n’est plus, elle est donc criminelle ?
Elle a charmé le monde et vous l’en punissez ! »
Eugène Scribe s’empare de ce beau personnage de tragédienne et de femme amoureuse, morte dans des circonstances éminemment romanesques. Quelle légende, en effet ! Nous retrouvons avec ce nœud du génie et du poison ce qu’on pourrait appeler l’équation « Mozart et Salieri ». Scribe écrit un drame d’une grande efficacité qui connaît immédiatement le succès. Toutes les plus grandes actrices veulent incarner Adrienne à la suite de la créatrice du rôle, la célèbre Mademoiselle Rachel (1821-1858). Sarah Bernhardt (1844-1923) inaugure à son tour le personnage sur la scène londonienne. Eleonora Duse (1858-1924) marche sur ses traces.
Comment ne pas réussir à toucher le public avec un tel sujet ? Il y a vraiment matière à faire un excellent opéra pour le librettiste Arturo Colautti (1851-1914) auquel Cilea demande d’adapter la pièce de Scribe, jouée depuis plus de cinquante ans à travers l’Europe. Quoi de plus indiqué pour un compositeur qui s’est déjà signalé par des ouvrages qu’on appelle « véristes » ? Le sujet répond parfaitement aux exigences de ce nouveau courant esthétique. Adrienne est un personnage historique. L’intrigue permet de peindre un milieu pittoresque, celui du monde galant dans le Paris du XVIIIème siècle. Cette évocation nostalgique est alors très à la mode. On peut multiplier les personnages secondaires tandis que les scènes d’ensemble contrasteront avec des moments plus intimes. Les rebondissements amoureux fourniront des situations pathétiques : ne dit-on pas que la véritable Adrienne a vendu ses diamants, sa vaisselle, ses équipages pour donner à Maurice de Saxe l’argent nécessaire à la conquête du duché de Courlande, aux marches de la Pologne ? Et pour compléter ce tableau romantique, la mort étendra son ombre inquiétante sur l’ensemble du drame, maintenant une forte tension dramatique.
Le charme mystérieux des violettes empoisonnées
Le librettiste Colautti suit assez fidèlement la pièce de Scribe dont il a resserré l’action, passant de cinq à quatre actes. A Paris, en 1730, la tragédienne Adrienne Lecouvreur et la Princesse de Bouillon aiment le même homme, Maurice de Saxe, brillant officier et grand séducteur. Adrienne parvient à gagner son amour mais elle meurt, empoisonnée par les effluves mortels d’un bouquet de violettes envoyé par sa rivale. L’histoire nous rapporte que Louise-Henriette-Françoise d’Harcourt, veuve du duc de Bouillon, était tombée comme tant d’autres sous le charme du beau Maurice qui n’avait pas résisté longtemps à ses charmes. La rivalité de la jeune femme avec Adrienne Lecouvreur allait devenir une affaire publique. Un soir qu’elle interprète Phèdre à la Comédie Française, Adrienne se tourne vers la loge de la duchesse et, la fixant ostensiblement, déclame avec insistance les vers de Racine : « Je sais mes perfidies, / Oenone, et ne suis point de ces femmes hardies / Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix, / Ont su se faire un front qui ne rougit jamais ». L’affront est évident ; il appellera une terrible vengeance. A la fin de la représentation la duchesse va féliciter l’actrice en lui offrant un bouquet de violettes qu’Adrienne approche de ses lèvres pour mieux les respirer. Mais les violettes ont été imprégnées d’une substance toxique, sans doute de l’arsenic. Alexandre Dumas rapporte que le surlendemain, Adrienne se trouve mal en scène et ne peut achever la pièce qu’elle est en train de jouer. Elle reparait pourtant le lendemain mais « à peine pouvait-elle parler et se soutenir ». C’est la dernière fois qu’elle sera sur scène: « Quatre jours après, continue Dumas, elle mourut dans des convulsions horribles. On l’ouvrit ; elle avait les entrailles gangrenées ».
Adrienne devenu une héroïne d’opéra doit beaucoup au halo romantique qui entoure le bouquet mortel. Cilea en privilégiant l’amante perfidement assassinée, s’éloigne du vérisme pour développer la séduction et l’expression de l’émotion pure. C’est sans doute la raison pour laquelle de si nombreuses divas ont souhaité endosser les habits de la célèbre comédienne, de Lina Cavalieri à Magda Olivero qui s’était quasiment approprié ce rôle – qu’elle chanta 113 fois ! De Renata Tebaldi à Renata Scotto, de Montserrat Caballé à Joan Sutherland ou Margaret Price, toutes les plus grandes ont été tentées par Adrienne. Dès son air d’entrée, au début du premier acte : « Io son l’umile ancella » (Je suis l’humble servante) le charme opère. Cette aria très simple possède un pouvoir émotionnel infini. On peut souligner ici une grande économie de moyens mise au service d’un impact expressif rarement atteint. « Vous voyez : je respire à peine…Je suis l’humble servante du Génie créateur : il m’offre les paroles, je les transmets aux cœurs. De la poésie je suis la voix, l’écho du drame humain, le frêle instrument obéissant à la main. ». La voix doit faire ressentir ce que disent les paroles. L’aria culmine sur quelques mots, douloureusement prémonitoires : « une soffio è la mia voce, che al nuovo di morrà » (ma voix n’est plus qu’un souffle qui mourra au nouveau matin).
Pendant tout le reste de l’œuvre, Adrienne doit émouvoir par la beauté et la simplicité apparente de son chant, jusqu’à cet air qui répond en écho au premier, « Poveri fiori » (Pauvres fleurs), quand elle respire et embrasse le bouquet des violettes empoisonnées. C’est la douleur et la tristesse qui font place au rayonnement de la première apparition de la comédienne, alors au sommet de son art. « L’ultima bacio… soave e forte bacio di morte, bacio d’amor… Tutto è finito ! » (Le dernier baiser… léger et intense baiser de mort, baiser d’amour… Tout est fini !). A peine ces mots achevés, le comte de Saxe arrive pour se faire pardonner et redire son amour, mais il est trop tard, les fleurs empoisonnées ont été respirées par la malheureuse amante. Le « motif des violettes », que l’on a déjà entendu au premier et au second Acte, sera repris à la fin de l’opéra qui s’achève dans une douceur irréelle après la douloureuse agonie d’Adrienne.Cilea utilise des motifs récurrents qui assurent une continuité caractéristique de son savoir-faire orchestral dans un ouvrage d’où se détachent des airs magnifiques faciles à isoler du contexte et souvent donnés en concert où ils permettent de mettre en valeur toutes les possibilités vocales de l’interprète.
Après Adriana Lecouvreur, Cilea ne renoua jamais avec le succès. Il consacrera le reste de sa vie à diriger des conservatoires, ceux de Palerme et de Naples. Son héroïne se maintiendra au répertoire portée par les plus grandes interprètes, sauvant au fil des années un ouvrage efficace, mais dont le texte un peu suranné aurait pu entraîner la complète disparition. C’est la magie de l’écriture vocale qui assure le mieux la pérennité d’Adriana Lecouvreur, magie d’une écriture qui donne corps à l’un des plus attachants personnages de l’univers lyrique.
Catherine Duault
23 juin 2015 | Imprimer
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