Le 27 février, l’Académie Sainte Cécile de Rome servira de cadre à une version concert d’Aïda, l’opéra de Verdi, interprétée notamment par Anja Harteros, Jonas Kaufmann et Ludovic Tezier dans les rôles principaux, sous la baguette d’Antonio Pappano dirigeant l'Orchestre et le Chœur de Santa Cecilia. Une « distribution idéale » pour un opéra parmi les plus populaires, que l’on croit souvent connaître, mais qui recèle des subtilités plus profondes qu’on ne l’imagine parfois. Nous revenons sur les arcanes et la portée de cette Aïda dans l’œuvre de Verdi.
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Il peut sembler surprenant de qualifier Aïda de chef-d’œuvre méconnu. Comment accoler cet adjectif à l’un des ouvrages les plus populaires de Verdi, un des plus joués en particulier dans les grands festivals de l’été comme ceux de Vérone ou d’Orange ? Le rôle-titre n’est-il pas un des plus recherchés par les grandes sopranos lyriques qui cherchent à s’y illustrer pour l’éternité ? Et pourtant, l’engouement du public pour Aïda repose en partie sur un malentendu qui en fait un opéra méconnu dans sa véritable signification. L’ouvrage suggère d’emblée une idée de spectaculaire et d’exotisme, avec son intrigue parée des mystères et des splendeurs de l’Egypte. Les deux scènes de masse, avec leurs chœurs imposants et leurs nombreux figurants, parfois accompagnés d’éléphants, frappent l’imagination dans le retentissement majestueux de ces fameuses trompettes dont chacun a au moins une fois entendu résonner les notes éclatantes. Réduire Aïda à cette esthétique monumentale est un contresens. Car au milieu des fastes reconstitués de l’Egypte ancienne se déroule en réalité un drame intimiste qui s’achèvera comme le voulait Verdi sur « quelque chose de doux et d’éthéré, un adieu simple à la vie ».
La séduction de l’Egypte
On ne peut pas dire que Verdi se montre très enthousiaste devant le nouveau projet que lui présente Camille Du Locle au printemps 1870 : le directeur de l’Opéra-Comique vient lui demander de composer un opéra pour le khédive d’Egypte. A 57 ans, véritable statue du Commandeur de l’art lyrique italien, le maestro Verdi n’a plus rien à prouver. Il vit maintenant la plupart du temps à Busseto, dans sa villa de Sant’Agata dont il continue de superviser les cultures et il ne jette qu’un regard distrait sur les propositions de livrets qu’on ne cesse de lui adresser. Verdi a déjà refusé d’écrire un hymne pour l’inauguration du nouvel opéra du Caire lors des festivités accompagnant l’ouverture du Canal de Suez le 17 novembre 1869.
Mais Camille du Locle, qui connaît bien le maestro pour avoir été le co-librettiste de son Don Carlos (1867), s’obstine et insiste.Il présente au compositeur un bref canevas de quatre pages qui se déroule dans l’Antiquité égyptienne. L’égyptologie française est alors en plein essor grâce aux travaux de Mariette dont l’importance est mondialement reconnue. « Qui a inventé cela ? demande Verdi. C’est à la fois théâtral et décoratif, avec deux ou trois situations très belles »… La paternité exacte du livret a souvent été mise en cause. Il semble que ce soit Camille du Locle lui-même qui ait tiré ce scénario d’une nouvelle de l’égyptologue français Mariette. Quoiqu’il en soit, Verdi est prêt à se mettre au travail conquis par ce qu’il juge écrit « d’une main très experte, celle d’un homme qui connaît très bien le théâtre ».
Pour versifier en italien le livret français rédigé en prose par Camille du Locle, Verdi choisit Antonio Ghislanzoni (1824-1893) membre de l’avant-garde littéraire appelée la « Scapigliatura ». Le maestro avait déjà travaillé avec lui pour mener à bien la révision de La Force du Destin (1862-1869). Selon son habitude, Verdi s’implique résolument dans la rédaction du livret en surveillant de très près le travail de Ghislanzoni. Le musicien accorde une importance extrême à l’exactitude historique, interrogeant constamment Mariette sur la vie et les mœurs de l’Egypte ancienne. Il recherche le maximum d’informations sur les instruments d’époque qui sont conservés dans les musées de Florence et de Nîmes. Toutes ces recherches historiques stimulent l’imagination de Verdi. Son souci du détail ira jusqu’à faire fabriquer six trompettes « égyptiennes », sans piston, pour la fameuse scène du Triomphe (Acte II, scène 2).
L’opéra de Verdi doit être créé au nouvel opéra du Caire en janvier 1871. Mariette est chargé des décors et des costumes, qu’il fait confectionner à Paris à partir de maquettes qu’il réalise lui-même. Il copie scrupuleusement les monuments égyptiens comme, par exemple, pour le troisième acte, l’intérieur du temple d’Isis à Philae. Pour le fameux Triomphe, il prend le temps de relever les dessins de costumes des soldats dans la tombe de Ramsès III.Tout est enfin prêt pour la création mais c’est compter sans la guerre entre la France et l’Allemagne, le siège de Paris et la Commune. Verdi a composé sa marche triomphale au moment même où se déroulait la bataille de Sedan, dans les premiers jours de septembre 1870. Les décors et les costumes restent donc bloqués à Paris et il faut attendre le 24 décembre 1871 pour que, la guerre terminée, les décors enfin acheminés, Aïda puisse être créée à l’Opéra du Caire, avec un « succès splendidissime » rapporte un télégramme envoyé aussitôt à l’issue de la première.
Aïda sera ensuite reprise dans de nombreux théâtres avec le même succès. Le 8 février 1872, lors de la création à la Scala de Milan, Verdi est rappelé sur scène trente-deux fois ! Il écrit alors : « Ce n’est probablement pas ce que j’ai écrit de pire. Le public semble l’avoir aimée. Je pense qu’elle remplira n’importe quel théâtre ». A Naples, à l’issue de la représentation, Verdi sera porté en triomphe depuis la salle du San Carlo jusqu’à son hôtel. Le cortège se déroulera à la lueur de milliers de torches et les « trompettes magiques » viendront répéter sous ses fenêtres la marche triomphale du deuxième acte, devenue depuis un « tube » incontournable ! Après ce formidable engouement pour Aïda, on prendra l’habitude en Italie de qualifier de succès « à la Aïda » les plus grands triomphes.
« Théâtral et décoratif » ?
Verdi a qualifié d’emblée le projet que lui soumettait Camille du Locle de deux mots qui resteront faussement accolés à Aïda, « théâtral et décoratif ».
Avec ses grandes scènes de cérémonies spectaculaires agrémentées de ballets, Aïda s’inscrit dans la tradition du « grand opéra » à la française, genre dans lequel s’illustrèrent Meyerbeer, Halévy et Massenet dans la seconde moitié du XIXème siècle. Cette filiation s’exprime surtout dans les deux premiers actes. A l’Acte 1, la scène du messager est typique de cette esthétique. Une longue fanfare annonce l’entrée de la cour et du Roi, devant lequel un messager expose les enjeux de la guerre entre Egyptiens et Ethiopiens. Les cris de guerre retentissent pour galvaniser l’assemblée qui affirme avec puissance la force indestructible de l’Egypte. L’effet de masse amplifié par la splendeur de la partition donne à cet ensemble imposant un grand impact théâtral.
La fameuse scène du Triomphe à l’Acte 2 est une autre illustration spectaculaire du « grand opéra » à la française dont elle constitue une sorte d’apogée. C’est le tableau le plus célèbre d’Aïda et celui auquel on réduit le plus souvent la réputation de l’ouvrage. Le décor monumental appelle la solennité de l’hymne triomphal, « Gloria all’Egitto », qui retentit avant la marche jouée par les fameuses trompettes conçues à Milan par Giuseppe Pelitti suivant les indications de Verdi. Suit un ballet aux rythmes orientalisants témoignant de la volonté du compositeur d’inventer une musique « égyptienne ». L’orientalisme était alors très à la mode comme en témoignent le succès des Pêcheurs de perles (1863) de Bizet ou de L’Africaine (1865) de Meyerbeer.
En marge de ce décor impressionnant marqué par l’exotisme se déroule un drame qui confirme la prédilection de Verdi pour les histoires brèves et passionnées. Aïda apparaît bien comme une synthèse entre la tradition romantique italienne et l’esthétique grandiose du grand opéra français. Verdi s’est attaché à écrire des scènes et des duos intimistes portés par une musique du plus grand raffinement. L’aspect monumental de l’œuvre et un évident souci d’exactitude historique renforcé par l’égyptomanie ambiante, sont paradoxalement contrebalancés par les déchirements d’un huis clos passionnel.
« Céleste Aïda »
L’action se concentre autour de trois personnages dont les aspirations amoureuses sont contrariées par leur situation respective : Aïda est une jeune esclave éthiopienne au service d’Amnéris, la fille du pharaon d’Egypte. On découvrira que la fille du roi d’Ethiopie se dissimule sous l’apparente soumission de l’esclave. A cette fausse situation s’ajoute une situation amoureuse des plus délicates : Aïda aime Radamès, le général de l’armée égyptienne, qui est aussi aimé d’Amneris. La maîtresse et celle qu’elle considère comme son esclave aiment le même homme… mais avec des chances inégales car l’orgueilleuse fille du Pharaon entend bien terrasser définitivement son indigne rivale. Quand Radamès est choisi pour aller conduire l’armée égyptienne contre les Ethiopiens, Aïda est déchirée entre son amour et son devoir envers sa patrie, l’Ethiopie. Terrible dilemme, d’autant que celui qu’elle aime et dont elle est aimée, Radamès, revient bientôt vainqueur en ayant fait prisonnier… le propre père d’Aïda !
L’implacable jalousie d’Amnéris, secondée par l’intransigeance de prêtres inflexibles aboutira à cette scène finale où Amnéris, prosternée sur le tombeau dans lequel Aïda et Radamès ont été enterrés vivants, chante un hymne déchirant qui résonne comme le douloureux aveu de son échec. Elle a échoué à conquérir l’amour de Radamès, puis elle a échoué à lui sauver la vie après l’avoir voué par dépit et jalousie à une mort certaine.
Tous ces enjeux passionnels se nouent et se dénouent sur fond d’enjeux politiques et guerriers. Dès le prélude de l’opéra, le thème d’Aïda, d’une douceur diaphane et rêveuse, se superpose à celui des Prêtres, magistral et inquiétant. L’opposition s’instaure d’emblée entre l’aspiration à l’amour partagé et l’implacable pouvoir des Prêtres qui détermine les destinées de l’Egypte. La célèbre romance « Celeste Aïda » que chante Radamès procède de la même opposition : elle transforme le guerrier assoiffé de gloire en amoureux. Le rêve langoureux auquel s’abandonne Radamès se substitue à l’ardeur belliqueuse à la seule évocation du nom d’Aïda. La musique se pare alors des nuances les plus subtiles.
Au cours de l’ouvrage toutes les parties solistes obéiront à de telles préoccupations intimistes. Ainsi Aïda est une héroïne complexe : tour à tour jeune femme émotive, exilée accablée par le malheur et fille de roi fière de ses origines, elle défend son amour avec des accents flamboyants. Ce rôle exige un soprano « lyrique » capable de monter dans les aigus et rompu à la technique belcantiste comme en témoigne l’extrême difficulté de l’« air du Nil ». La jeune esclave exprime toute la nostalgie du pays natal dans une romance à l’écriture des plus raffinées qui comporte un célèbre contre-ut chanté « dolce ».
Amnéris, la terrible rivale de la « céleste Aïda » oscille entre les affres de son amour non partagé et les anathèmes que lui inspire son inflexible jalousie. Aveuglée par des sentiments extrêmes, elle n’hésite pas à blasphémer les Prêtres dont la redoutable justice condamne Radamès. Amnéris est un rôle de premier plan qui ne possède aucun monologue, ce qui est exceptionnel chez Verdi. Le personnage qui se déploie dans des ensembles, des duos ou des trios, exige une mezzo-soprano dramatique capable d’atteindre les aigus d’une soprano.
Des fastes de l’Egypte à la solitude du tombeau
La scène finale donne son originalité bouleversante à cet opéra. C’est dans un murmure qu’il va s’achever, bien loin de l’éclat guerrier des trompettes, comme une sorte de Liebestod dignedu Tristan et Isolde (1865) de Wagner. Car Aïda meurt d’extase amoureuse, comme Isolde. Dans une sorte de sérénité lumineuse les deux amants, emmurés vivants, expirent dans la plus grande douceur sur ces derniers mots à l’unisson « Si schiude il ciel » (Le ciel s’ouvre). Restée seule, Amnéris implore la paix pour celui qu’elle a sacrifié par aveuglement.
Dans La Montagne magique, Thomas Mann évoque cette scène finale d’Aïda, en soulignant commentla force de la musique transfigure la réalité : « Deux enterrés vivants, les poumons pleins d’air vicié, allaient périr ici, ensemble, ou, chose pire, l’un après l’autre, tenaillés par la faim, et ensuite la décomposition accomplirait sur leurs corps son œuvre innommable… Tel était l’aspect réel et objectif des choses, un côté de ces choses dont l’idéalisme du cœur ne tenait aucun compte, que l’esprit de la beauté et de la musique reléguait triomphalement dans l’ombre. Pour les cœurs d’opéra de Radamès et d’Aïda, le sort réel qui les menaçait n’existait pas. Avec félicité, leurs voix s’élançaient à l’unisson, assurant que le ciel s’ouvrait à présent devant eux, et que, devant eux, rayonnait la lumière de l’éternité ».
Catherine Duault
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21 février 2015 | Imprimer
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