Don Pasquale, le dernier opéra de Gaetano Donizetti, apparait parfois comme une œuvre légère dans la droite ligne des farces « à la napolitaine » (l’apothéose de l’opera buffa). Pour autant, au-delà de sa drôlerie, l’œuvre affiche aussi des accents quasi-féministes reposant sur un rôle féminin principal de femme libre et revendicatrice, rusée et dotée d'un caractère fort, imposant presque une « tyrannie domestique » à son vieil époux.
Boudé par la critique à sa création mais ovationné par le public, Don Pasquale fait l’objet d’une retransmission demain soir jeudi 16 avril dans les salles de cinéma, dans le cadre du programme Viva l'Opera. L’occasion de (re)découvrir l’œuvre dans une production réjouissante donnée en 2006 à l’Opéra de Zurich, portée haut par Ruggero Raimondi, Juan Diego Florez et Isabel Rey.
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Soixante-neuvième ouvrage composé par Gaetano Donizetti (1797-1848), Don Pasquale est habituellement considéré comme l’apothéose et le « chant du cygne » de l’ « opera buffa » italien. Après Linda di Chamounix (1842), comédie larmoyante avec « scène de folie », quels motifs poussent Donizetti à délaisser le mélodrame romantique et ses fragiles héroïnes pour renouer avec la légèreté et la verve jubilatoire de l’ « opera buffa » – qui semblait alors avoir perdu toute possibilité de renouvellement ? Dernier chef-d’œuvre représentatif d’un genre symbolisé par l’art de Rossini, Don Pasquale témoigne de la capacité de son auteur à atteindre l’excellence en faisant flèche de tout bois… Mélange des genres et richesse d’invention caractérisent Don Pasquale qui s’inscrit dans une tradition prestigieuse sans avoir d’autre prétention que le plaisir de l’instant.
A nous deux, Paris !
Don Pasquale est le dernier grand succès de Donizetti dont la raison va progressivement sombrer jusqu’à son internement, le 1er février 1846, dans une maison de santé d’Ivry-sur-Seine. Atteint d’une terrible forme de syphilis, le compositeur perd la raison comme ses deux plus célèbres héroïnes, Anna Bolena et Lucia di Lammermoor. Après une carrière musicale des plus intenses qui lui a valu le surnom de « dozzinetti » (petites douzaines), l’ironie du sort rattrape donc tragiquement le musicien passé maître dans l’art de mettre en musique les égarements de la folie. Et c’est de surcroît, dans les environs de Paris, cette ville dont il a tant espéré, que la maladie retient prisonnier Donizetti. Il faudra une intervention diplomatique autrichienne pour que le compositeur puisse quitter la France et retrouver sa ville natale de Bergame où il s’éteindra le 5 avril 1848.
Don Pasquale est créé le 3 janvier 1843 au Théâtre-Italien. Donizetti enthousiasme le public parisien et son opéra part ensuite à la conquête de l’Europe, puis du monde. Les Etats-Unis accueilleront chaleureusement Don Pasquale en 1846. Son trépidant « opera buffa » devient l’ouvrage de Donizetti le plus représenté et on ne pourra guère lui comparer aucun autre opéra-comique avant la création du Falstaff de Verdi en 1893. Qu’importe si au lendemain de la première, la presse parisienne se montre réservée, voire très critique comme ce journaliste du Courrier Français : « Le maestro Donizetti n’a pas la main heureuse en fait de libretti ; malgré son excessive facilité, il sacrifie à la paresse (…) Il ramasse le libretto qu’il trouve, et fort de sa verve facile, il brode une musique nouvelle sur un canevas flétri.»
Sous les ovations du public, Donizetti réalise enfin un rêve dont ses différents séjours à Paris lui ont permis de s’approcher peu à peu. La vitalité mélodique et l’irrésistible légèreté de Don Pasquale lui permettent de conquérir Paris, ville phare du monde musical de l’époque. Pour celui qui domina l’opéra italien, entre la mort de Bellini (1801-1835) et l’émergence de Verdi, l’ultime consécration ne pouvait s’obtenir que par ce triomphe éclatant à Paris. Après le succès de Lucia di Lammermoor (1835), Donizetti avait déjà cru possible de conquérir le public de cette capitale internationale de la musique, mais il lui avait fallu attendre 1840 pour voir la renaissance de ses espérances. Cette année-là, sa position se trouvera tout à fait confortée par deux grandes réussites, La Fille du Régiment, le premier de ses opéras en français, et La Favorite, qui sera donnée six cents fois à Paris avant la fin du XIXème.
« Une musique nouvelle sur un canevas flétri ? »
Derrière les formules assassines de certains critiques, on perçoit parfois une part de justesse… En délaissant les affres et les égarements qui font la tragique séduction de ses héroïnes romantiques, Donizetti cherche à présenter une autre facette de son talent protéiforme. Assez curieusement, il reprend les sentiers familiers de l’ « opera buffa » à un moment où il semble ne plus y avoir de place pour les réjouissants éclats de rire du théâtre napolitain. Il n’est pas inutile de rappeler que l’année précédant Don Pasquale, a eu lieu la création du Rienzi (1842) de Wagner et celle du Nabucco (1842) de Verdi. De nouvelles perspectives s’ouvrent alors. Le public découvre et apprécie des œuvres à la puissance dramatique très éloignée de l’insouciante gaité de l’« opera buffa ».
Don Pasquale s’inscrit directement dans la lignée des farces « à la napolitaine » qui, de Pergolèse (1710-1736) à Rossini (1792-1868), ont su réjouir un vaste public. On retrouve dans l’ensemble de ces œuvres la légèreté d’une intrigue bien menée, un subtil mélange d’espièglerie et de gravité, le tout servi par une musique pleine d’ingéniosité. Tous les éléments du registre bouffe sont présents dans Don Pasquale : nous allons assister dans une sphère purement domestique à une intrigue matrimoniale mettant aux prises un barbon plutôt débonnaire, Don Pasquale, une jeune femme rusée et énergique, Norina, et son amant jeune et enthousiaste, Ernesto. Ces personnages traditionnels de la commedia dell’arte sont pris dans les rouages d’une intrigue elle aussi des plus conventionnelles. Le barbon ridicule veut épouser au plus vite une jeune veuve apparemment douce et modeste – qui se révèlera être une insupportable maîtresse-femme bien décidée à être heureuse avec le jeune homme qu’elle aime.
Dans Don Pasquale, le « naturel » de la dramaturgie et la clarté caractéristique de l’écriture musicale sont le résultat d’un travail approfondi et non la conséquence fortuite de la facilité. Donizetti joua un rôle si déterminant dans la mise au point du livret, que le malheureux librettiste, Giovanni Ruffini (1807-1881), refusa d’abord de voir son nom associé à l’ouvrage ! Donizetti entendait bien imposer son point de vue et replacer quelques « trouvailles ». Il a toujours été un travailleur infatigable qui composait parfois quatre opéras en une seule année ! Il pratique la même méthode que celle de Rossini, celle du « copié-collé », n’hésitant jamais à réutiliser tel passage ou telle mélodie qui a déjà rencontré le succès. Profitant de la variété et de l’abondance d’un public pour lequel il n’existe pas encore d’enregistrements, notre compositeur « recycle » dans chaque nouvelle création tout ce qui peut l’être.
Donizetti avait confié à Ruffini l’adaptation du livret d’une œuvre très populaire de Stefano Pavesi (1779-1850), Ser Marcantonio (1810). Cet « opera buffa » s’inspirait lui-même de Epicène ou la femme silencieuse (1609), une pièce de Ben Jonson (1572-1637), l’auteur de Volpone. L’histoire ne s’arrête pas là puisqu’en 1932 l’écrivain Stefan Zweig allait adapter lui aussi cette Femme silencieuse de Ben Jonson pour permettre à Richard Strauss de composer La Femme silencieuse (1935)… Ainsi Don Pasquale de Donizetti et La Femme silencieuse de Strauss ont pour origine la même pièce élisabéthaine. Donizetti nous offre le chant du cygne de l’ « opera buffa » et Strauss lui permet de renaître de ses cendres tel le phénix dans l’Allemagne du IIIème Reich… Retour nostalgique de l’inspiration comique avec le même canevas brodé autour du même personnage d’ange se transformant en une redoutable diablesse. Epicène, Norina, et Aminta se succèdent donc à travers le temps, perpétuant les mêmes déconvenues comiques et les mêmes plaisirs musicaux pour les deux dernières.
Donizetti réutilise des éléments traditionnels, mais il émet une exigence qui va à l’encontre des habitudes de l’époque : il souhaite que ses chanteurs apparaissent sur scène en costumes contemporains. Verdi aura la même volonté pour La Traviata (1853) mais il n’obtiendra pas satisfaction.
Triomphe musical d’une femme de caractère
Donizetti s’est beaucoup impliqué pour remettre au goût du jour une histoire traditionnelle de la Commedia dell’arte dominée par une figure féminine très éloignée des héroïnes du drame romantique, Norina. Cette jeune veuve rusée, pleine d’énergie et de ressources, est au centre de l’ouvrage. Si l’on a pu souligner, à la suite de Catherine Clément, que l’ « opera seria » puis le drame romantique ressassent la « défaite des femmes », tout Don Pasquale proclame le contraire. Au terme d’un joyeux imbroglio, Norina, telle une sœur de la Suzanna des Noces de Figaro de Mozart, parviendra à faire valoir son droit à une liberté qu’elle a habilement acquise. Sous une apparence de douceur et d’affabilité, Norina dissimule un tempérament de tyran domestique dont le malheureux Don Pasquale va faire la cruelle expérience.
La première apparition de Norina est très révélatrice de la duplicité du personnage. Nous la découvrons en lectrice de légendes amoureuses comme l’Adina de L’Elixir d’amour. Mais bientôt son chant rêveur et délicat fait place à un rythme qui traduit toute la vivacité de son caractère. Elle trace d’elle-même un autoportrait sans ambiguïté :
« Je connais les mille façons de la fraude amoureuse, les vices et les arts faciles pour enjôler un cœur (…) J’ai un caractère bizarre, je suis prompte, vive, briller me plaît, j’aime plaisanter. Si la colère me prend, je me contiens rarement, mais en rire je change vite ma fureur ».
Tout est dit. Pour incarner ce démon qui n’hésitera pas à gifler son pitoyable époux, Donizetti choisit une tessiture de soprano aigu ce qui constitue une nouveauté. On confiait habituellement les rôles de femmes rusées aux voix de mezzo, plus appropriées au registre comique. C’est la célèbre belcantiste Giulia Grisi (1811-1869) qui créa le rôle de Norina. Les plus grands sopranos lyriques incarnèrent cette mégère si difficile à apprivoiser pour le naïf Don Pasquale : Toti Dal Monte, Beverly Sills ou Mirella Freni, pour n’en citer que quelques-unes.
Citations et innovations
Donizetti a prétendu avoir composé son opéra en onze jours, mais le soin extrême qu’il a apporté à sa partition contredit cette affirmation en forme de boutade. Ainsi il semble bien que le musicien ait retouché sans se lasser l’air d’Ernesto : « Cerchero lontana terra » (Acte 2, Scène 1) qui semble déployer en d’infinies volutes toute la tristesse de la tonalité de do mineur. Mais la partition reprend aussi le fameux « crescendo-accelerando » qui est la marque de Rossini. De quoi s’agit-il ? D’une manière de combiner une montée progressive du son, du plus doux (pianissimo) au plus fort (fortissimo), avec une accélération, progressive elle aussi, du rythme, du plus lent (lentissimo) au plus rapide (prestissimo). On retrouve aussi l’utilisation des onomatopées et des répétitions à l’effet comique garanti. Ainsi l’acte 3 emporte l’auditeur dans un rythme endiablé de farce qui culmine dans le duo entre Malatesta et Don Pasquale (scène 5).
Si le compositeur reprend les principaux procédés de Rossini presque sous forme de citations, il y mêle des innovations qui renouvèlent le genre. Omniprésente dans les mélodrames romantiques, la nostalgie s’installe de manière inédite dans un « opera buffa » comme en témoigne la sérénade d’Ernesto (Acte 3, scène 6) « Com’é gentil », bel exemple des charmes de la mélodie donizettienne.
Donizzeti remplace les récitatifs accompagnés au clavier par des liaisons orchestrales qui assurent une plus grande continuité. Tout en s’inscrivant dans la légèreté rythmique rossinienne, le musicien pratique une orchestration ample et très raffinée qui annonce les grandes pages symphoniques du drame verdien. Dans cette œuvre charnière, il faut veiller à privilégier une interprétation qui préserve la fraîcheur et l’humour caractéristiques d’une intrigue comique entièrement conçue pour le plaisir de l’instant. Entre tradition et transition, le compositeur donne la preuve de son talent protéiforme.
Catherine Duault
15 avril 2015 | Imprimer
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