Cecilia Bartoli a eu plusieurs carrières. Depuis vingt-cinq ans qu’elle est partie à la conquête du monde lyrique, la spécialiste de Mozart et surtout de Rossini s’est muée en exploratrice de répertoires oubliés à coups d’albums devenus d’habiles produits du marketing, accompagnés de longues tournées au programme immuable : il y avait quelque chose de fortement déplaisant dans cette spontanéité si soigneusement calculée, où les mêmes bis étaient accompagnés de ville en ville de la même gestuelle, du même sourire, d’une même surprise feinte devant les ovations. Ce n’est pas rien, bien sûr, d’avoir contribué à attirer l’attention sur la production lyrique de Vivaldi ou de Stradella, mais il aurait été sans doute possible de le faire de manière plus collégiale, sans les arguments massues du star system. Reste de cette période une fascination justifiée du public pour une chanteuse qui, malgré sa puissance relativement limitée, osait affronter les plus folles audaces de la virtuosité baroque.
Depuis quelques années pourtant, c’est à une sorte de renaissance que l’on assiste, grâce à une heureuse rencontre : Alexander Pereira, le directeur du festival de Salzbourg, a eu l’idée de lui confier la direction du festival de Pentecôte, autrefois baroque, puis consacré par Riccardo Muti au répertoire napolitain, avec un succès pour le moins mitigé. Une telle démarche est proprement exceptionnelle : diriger un festival ou un théâtre, c’est un travail de metteur en scène, d’administratif, de chef d’orchestre, pas une tâche de chanteur, ou alors de chanteur retraité (Bernard Lefort autrefois à Paris, Eberhard Wächter à Vienne…) : mais Pereira, longtemps directeur de l’Opéra de Zurich, avait eu ample occasion de connaître la chanteuse qui avait fait de Zurich son port d’attache, pendant quelques années le seul lieu où elle se produisait sur scène. Et c’est sans doute avec l’habile manager qu’est Pereira que Cecilia Bartoli a défini la formule gagnante du festival : un thème commun illustré par un grand opéra (repris l’été suivant), une série de concerts lyriques et non lyriques, et une ouverture à d’autres genres artistiques, théâtre ou danse. Mais le contenu donné à cette formule, lui, est bien en propre celui de Bartoli, qui sort à l’occasion de son répertoire habituel, en retrouvant Daniel Barenboim pour le Requiem allemand de Brahms, vingt-cinq ans après leurs Mozart communs. Moshe Leiser et Patrice Caurier, metteurs en scène-couturiers, sont chargés de créer le cadre idéal pour l’héroïne, mais pas dans le sens d’une muséification : au contraire, l’usage d’une actualisation résolue y vient souligner l’indispensable présence du répertoire que la chanteuse défend, et tant pis pour ceux pour qui l’habit seul fait le moine.
Au cœur de chacun des opéras choisis se trouve une figure de femme, naturellement interprétée par Cecilia Bartoli elle-même, Cléopâtre (dans Giulio Cesare de Haendel), Norma, Angelina (La Cenerentola) puis cette année Iphigénie en Tauride : quatre titres dont aucun n’est vraiment rare, mais qui pour des raisons diverses ne bénéficient pas d’une attention suffisante. En cela Bartoli est bien encore la « baroqueuse » qu’elle fut au moins par intermittences : il y a non seulement une volonté philologique de retour à la lettre de partitions recouvertes par des couches de traditions plus ou moins légitimes, mais aussi une réflexion importante sur l’esprit des œuvres, particulièrement importante pour la plus maltraitée de toutes, Norma : Bartoli, mais aussi l’équipe autour d’elle, ont démontré qu’il y avait une autre solution que l’imitation stérile de Callas, une voie qui passait par la résurrection d’une esthétique belcantiste encore profondément ancrée dans l’orchestre du XVIIIe siècle. En choisissant des orchestres et des chefs ancrés dans la pratique « baroqueuse », Bartoli ne fait pas que tenir compte du volume limité de sa propre voix : elle fait, bien au contraire, le pari que nous pouvons aujourd’hui redécouvrir le répertoire qu’elle sert comme si nous n’avions pas connu Verdi et ce qui s’ensuit ; il ne s’agit pas d’appliquer tels quels des dogmes musicaux qu’auraient défini les baroqueux, mais d’appliquer une même démarche dont le but est de créer chez le musicien comme chez l’auditeur une nouvelle approche de la partition qui l’ancre dans son contexte de création. Et ce travail est un travail collectif, pas le simple culte de la star Bartoli : de même que Bartoli est, encore aujourd’hui, fidèle à l’Opéra de Zurich où elle a tant chanté, elle aime s’entourer de chanteurs et de chefs réguliers, les uns qui sont ses collègues depuis longtemps, d’autres nouvellement venus, comme une troupe informelle mais unie.
Ce travail de fond sur le répertoire, avec ce que cela suppose de charges organisationnelles, n’est certainement pas de nature à nourrir encore plus le star system. De même, cet investissement salzbourgeois vaut renonciation à la gloire facile de la virtuosité que lui avaient apporté quelques récitals marquants, dès lors que ce sont les œuvres qui sont efficacement mises au premier plan. En échange, c’est à une image restaurée d’intégrité artistique que Cecilia Bartoli peut désormais prétendre. C’est moins payant, mais bien plus digne d’une musicienne comme elle.
par Dominique Adrian
Pour aller plus loin :
Dernier triomphe parisien de Gluck, Iphigénie en Tauride, s’inscrit dans le cadre mouvementé de la fameuse querelle opposant les « gluckistes » aux « piccinistes ». Les partisans du compositeur napolitain Niccolo Piccini (1728-1800) louaient la supériorité de l’opéra italien sur l’opéra français, que Gluck et ses admirateurs tenaient pour « le véritable genre dramatique musical ». Les deux compositeurs rivaux vont se mesurer sur un sujet très en vogue... Lire la suite
19 mai 2015 | Imprimer
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