Si elle est surtout connue pour ses incursions dans le répertoire baroque, Isabelle Druet est aussi une Carmen d'exception, comme on a pu le constater en 2011 à l'Opéra National de Lorraine. Mais c'est dans une rareté que nous la retrouvons, à l'Opéra-Théâtre de Saint-Etienne, où elle interprète le rôle de Nérissa dans Le Marchand de Venise de Reynaldo Hahn. Rencontre avec une des mezzos françaises les plus talentueuses de sa génération.
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Opera-Online : Vous avez commencé par être comédienne à Besançon où vous avez même fondé, en 2000, une compagnie théâtrale ?
Isabelle Druet : Oui, à cette époque je poursuivais une formation professionnelle de comédienne, et avec quatre amis de l'école, l'envie était grande de créer nos propres spectacles, de monter sur les planches. Plus encore, nous étions en questionnement sur le public du spectacle vivant. L'idée de monter notre compagnie était de travailler sur la création de spectacles mêlant différents arts (théâtre, musique, cirque...) mais aussi de faire un travail sur le terrain afin que le public le plus large possible puisse y avoir accès. C'était autant un acte politique et social qu'artistique. Petit à petit la compagnie s'est implantée en campagne et elle continue aujourd'hui un formidable travail pour amener la culture là ou on ne l'attend pas forcément, tout cela en conservant une grande exigence artistique.
Pourquoi alors avoir dérivé vers l'art lyrique ?
Ma première envie a toujours été de chanter, la vie a fait que j'ai plutôt commencé par la danse, puis le théâtre, avant de pouvoir m'exprimer avec ma voix chantée. Je n'attendais que ça, c'est étonnant de voir comme c'est arrivé assez tard, après le lycée. Quelque part ces « détours » nourrissent aujourd'hui ma vie de chanteuse et sont intimement mêlés à mon chant. Je suis finalement heureuse de ne pas avoir été exaucée trop tôt dans mon désir secret d'enfant de devenir chanteuse !
Le chant lyrique est une aventure encore plus étonnante et presque incongrue pour moi car je ne m'étais pas du tout imaginée chanter ce répertoire qui m'était d'ailleurs quasiment inconnu quand j'ai décidé de me consacrer à la musique. Je chantais à cette époque dans un groupe qui mêlait des influences rock, reggae, funk et j'ai pris des cours de chant sur les conseils de la chef de chœur de la chorale universitaire où m'avaient entraîné mes amis comédiens. Je me suis complètement prise au jeu et l'année suivante je suis « montée »à Paris. Deux ans plus tard, je rentrais au CNSM de Paris qui est devenu ma deuxième maison pendant six ans, et j'ai eu la chance de faire le dernier « cycle de perfectionnement » après mon Prix... Les choses sont allées vite et même si je n'avais pas eu de formation musicale étant jeune, dès mes premiers cours, la voix était là, prête et les intuitions étaient très fortes. Le langage imagé des cours de chant me parlait et avec mes précieux professeurs nous avons pu commencer rapidement à construire une technique solide et saine. J'ai aussi pas à pas découvert l'immensité du répertoire qui s'offrait à moi. Je suis aujourd'hui comblée de chanter cette musique qui couvre plusieurs siècles et dont je n'aurais sans doute pas assez d'une vie pour faire le tour !
Devenir en 2007 la « Révélation classique lyrique » de l'Adami, avant d'être lauréate des Victoires de la musique classique en 2010 dans la catégorie Révélation artiste lyrique, est-ce vraiment un tremplin ?
Ce sont bien sûr des étapes marquantes dans la vie d'une jeune chanteuse. Je dirais que le 2ème prix du Concours Reine Elisabeth a sans doute été le tremplin le plus concret pour moi car il permet d'offrir aux lauréats une vraie et large visibilité. La plupart des directeurs d'opéra et d'orchestre écoutent - ou du moins se renseignent - sur les lauréats de ces grands Concours internationaux et les diffusions vidéos permettent d'entendre les chanteurs dans plusieurs genres en situation de « concert ». Les « Victoires de la Musique » sont quant à elles une très belle récompense. C'est plutôt comme une double reconnaissance, à la fois du milieu et du grand public. Elles offrent aussi au gagnant l'enregistrement d'un récital - le mien Jardin Nocturne est paru chez Aparté -, ce qui est un sacré cadeau !
Comment peut-on s'entendre avec des musiciens américains de l'Orchestre Symphonique de Detroit qui, à priori, ne comprennent pas le français, afin de chanter des œuvres de Maurice Ravel, parmi lesquelles Deux mélodies hébraïques, une pièce basée sur une prière en araméen, la langue parlée par Jésus-Christ, qu'ils comprennent encore moins ?
La musique transcende facilement le barrage de la langue et particulièrement dans une œuvre aussi intense que Kaddish ou aussi imagée que Shéhérazade. Ces concerts à Detroit restent parmi mes plus beaux souvenirs de musique et de partage. Les musiciens de l'orchestre ont été magnifiques et même si au cours des répétitions on pouvait sentir que la musique vocale de Ravel ne leur était pas forcément très familière, ils ont su se l'approprier, la rendre scintillante et d'une grande richesse. Il faut dire aussi que Leonard Slatkin, leur chef, est en revanche un grand connaisseur de l'univers ravélien, et qu'il sait à merveille impulser l'énergie juste à son orchestre.
Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec lui, le chef américain Leonard Slatkin ?
Je l'ai rencontré en 2013 lorsque je suis venue chanter Conception dans avec l'Orchestre de Lyon dont il est également le chef permanent. Le courant est tout de suite passé et je crois qu'il a énormément apprécié ma voix et mon énergie en scène. Dans la foulée, il m'a réinvité pour enregistrer des mélodies de Ravel (NDLR : l'ONL est en train d'enregistrer l'intégrale de sa musique orchestrale chez Naxos), puis l'année suivante pour des concerts Mozart et Mahler : un vrai bonheur. Notre dernière collaboration à Lyon a été l'enregistrement de Shéhérazade en septembre dernier. Je suis extrêmement reconnaissante à Leonard Slatkin de m'offrir tant de riches moments de musique. Les concerts avec orchestre sont parmi mes plus grandes émotions à la scène. J'adore cette sensation d'être enveloppée, portée par tous ces musiciens, comme une sorte de « communion » musicale !
Vous venez de chanter le rôle de Nérissa dans Le Marchand de Venise de Reynaldo Hahn à l'Opéra-Théâtre de Saint Etienne. Reynaldo Hahn ne revient-il pas en 1935 à la forme traditionnelle de l'opéra, donnant la prépondérance à la mélodie, à la transparence, à la clarté ?
L'écriture de Reynaldo Hahn dans Le Marchand de Venise est très audacieuse et pas forcément évidente au premier abord. On est quand même bien loin de l'univers de Ciboulette. J'ai ressenti chez Hahn, avec cette œuvre, une envie assez radicale de s'imposer comme un compositeur sérieux et, du coup, d'éviter à tout prix la facilité. Cela se traduit principalement dans les récits par une ligne mélodique qui peut sembler accidentée et parfois même acrobatique ! Nous, chanteurs, avons dû être vigilants musicalement quasiment jusqu'à la générale piano, ce qui n'est pas courant en dehors de la musique contemporaine. Quand l'orchestre est arrivé, en revanche, la partition a pris tout son sens car l'écriture orchestrale de Hahn est très riche et d'une grande finesse. J'avais adoré le cycle des Feuilles Blessées lorsque je l'avais découvert (lors de l'enregistrement de mon disque de mélodies françaises) et avec Le Marchand de Venise, j'ai retrouvé ce Reynaldo Hahn plus torturé, ce qui convient du reste parfaitement au caractère dramatique de la pièce.
Malgré l'élément dramatique, Le Marchand de Venise est t-il un opéra joyeux ?
Je ne sais pas si on peut le qualifier de « joyeux »... Le thème est quand même très dur et violent. La pièce traite d'un sujet brûlant et on ne peut plus d'actualité : un conflit entre un prêteur d'argent juif et un marchand chrétien qui tourne au drame, le prêteur pour se venger de la haine qu'il ressent contre lui demandant au marchand une livre de sa chair dans le cas où il ne pourrait pas le rembourser dans les temps. Or les bateaux dudit marchand coulen, et il se retrouve dans l'impossibilité de rembourser sa dette. Plus généralement, le thème est celui des conflits de clans, d'ethnies, de « races » qui finissent par entretenir une haine aveugle et destructrice.
Comme dans la plupart des pièces de Shakespeare, poète que je chéris particulièrement, celle-ci oscille constamment entre drame et comédie avec le pendant léger des couples de jeunes amoureux.
Comment aborde-t-on un rôle ? Vocalement d’abord ou scéniquement ? Est-il important de se référer à l’œuvre originale ?
Chacun a sa manière d'aborder un rôle et fait « sa petite cuisine ». Avec mon bagage de comédienne, mon réflexe est toujours d'aller relire le texte original lorsqu'il y en a un, de revenir à la « source ». Puis une fois immergée dans l'univers, de lire le livret, sans la musique. Enfin, une fois ce travail fait, je commence à déchiffrer, mettre en place mon rôle musicalement, en abordant techniquement les difficultés vocales quand il y en a. On arrive à la première lecture musicale d'un opéra en connaissant son rôle par cœur. En faisant ce travail d'apprentissage, on impulse déjà une direction d'interprétation dans la construction - même uniquement vocale - de son personnage. Il faut ensuite composer avec l'idée du metteur en scène, la vision qu'il aura de notre personnage, et rester très ouvert et prêt à essayer sur scène même si parfois les idées divergent !
Comment aborde-t-on un rôle prépondérant comme celui de Didon dans Didon et Enée de Purcell ?
J'ai une histoire un peu particulière avec Didon. Son Lamento est un des premiers airs qu'on m'a fait chanter quand j'ai commencé à prendre des cours de chant. Ça a été un coup de foudre musical - je ne dois pas être la seule, j'imagine... -, d'autant que je ne connaissais pas cette œuvre à l'époque. Je pense que cela a été un déclencheur dans ma décision de me mettre plus sérieusement au chant lyrique. C'était comme ouvrir la porte d'une maison qui promettait d'être pleine de trésors. Deux ans plus tard, on m'a confié mon premier rôle d'opéra qui était L'Enchanteresse. J'ai pris énormément de plaisir à l'interpréter, à utiliser tous mes ressorts de comédienne pour faire la méchante et à jouer également avec ma voix, ce que permet le rôle. Le rôle de Didon n'est venu que des années plus tard, lorsque Loïc Boissier, alors directeur du Théâtre Musical de Besançon, m'a proposé un spectacle sur mesure. J'ai eu la chance et le bonheur de beaucoup tourner ce Didon et Enée, avec une très belle équipe de chanteurs et amis. Didon est un rôle assez fulgurant, tout comme la pièce, ça n'est pas très long mais c'est d'une intensité incroyable. La musique est sublime, les chœurs sont à tomber... Pour moi, la difficulté est de réussir à être dans l'émotion tout en gardant une ligne de chant royale et un son chaud et toujours rond. Je me suis rendue compte en interprétant le lamento sur scène des années après l'avoir chanté en tant qu' « apprentie chanteuse » à quel point c'était une technique solide et saine qui permettait de combiner beauté du chant et émotion sincère.C'était d'ailleurs un de mes grands questionnements lorsque j'ai commencé le chant avec mon expérience de comédienne : comment aller aussi loin dans l'émotion à l'opéra qu'au théâtre où les comédiens peuvent altérer leur voix, jouer avec les larmes et les cris. Nous pouvons et devons être aussi sincères qu'au théâtre mais sans détruire notre instrument, c'est un peu comme pour un danseur étoile, on sublime le geste grâce à la technique tout en le chargeant d'émotion. C'est drôle car à cette époque je rêvais de chanter Carmen et Didon, j'ai eu la chance de me glisser dans leurs costumes de nombreuses fois toutes les deux sur scène et je ne me lasse pas de les interpréter.
Aujourd'hui les concerts et les récitals semblent occuper une part importante dans votre carrière ? (dans les mois prochains avec le Poème Harmonique à Melle, avec l'Ensemble Musique Oblique à Givry, avec l'Ensemble Il Festino en l'Abbaye de Fontmorigny …).
Cela dépend des saisons. Cette saison était riche en concerts, la prochaine sera assez équilibrée et en 16/17, j'enchaînerai les opéras, ce qui ne me laissera plus guère de place pour les concerts, car l'opéra est chronophage et nous bloque sur des longues périodes. J'ai la chance de faire à la fois de l'opéra, des récitals avec piano, avec orchestre et de la musique baroque, et je crois que je serais malheureuse de ne faire que l'un ou l'autre. Je me sens assez comblée !
Pourriez-vous nous citer trois airs ou passages musicales qui sont inoubliables pour vous ?
Difficile de n'en citer que trois... Mais s'il fallait citer trois coups de foudre musicaux, ce serait le Lamento della Ninfa de Monteverdi, l'Abschied dans Das Lied von der Erde de Mahler et Proverb de Steve Reich
Avez-vous des projets artistiques en préparation ? Des envies ?
De nombreux projets vont et viennent dans ma petite tête de chanteuse tout terrain ! (rires) Comme j'adore les musiques actuelles, le trip hop, le hip hop et les musiques du monde, je rêve de réussir à faire un projet musical qui combinerait la musique classique et toutes ces musiques qui me font aussi vibrer. Je pense que c'est un projet qui se fera sur le long terme, il faut trouver une identité musicale et je n'ai pas envie de dénaturer les œuvres classiques que j'adore, donc je suis prudente ! J'avais aussi formé un trio, il y a quelques années, avec une harpiste et une percussionniste avec lesquelles j'interprétais des pièces espagnoles d'inspiration traditionnelle (Falla, Granados, des chansons séfarades...) et j'aimerais me repencher sur ce répertoire qui me touche particulièrement. Ce sont mes envies, mais en parallèle, il y a d'autres très beaux projets qui vont voir le jour ces prochaines années, dont je ne peux pas encore vraiment parler... à suivre donc ! (rires)
Que peut-on vous souhaiter ?
De continuer à mener mon chemin d'artiste tant sur les scènes d'opéra qu'entourée de pianistes, d'orchestres et d'ensembles de musique de chambre...et d'avoir de beaux rôles à défendre sur les scènes d'opéra françaises et internationales !
Isabelle Druet dans le rôle de Nérissa dans Le Marchand de Venise de Reynaldo Hahn à l'Opéra-Théâtre de Saint-Etienne, les 27, 29 & 31 mai 2015
Propos recueillis à Saint-Etienne par Emmanuel Andrieu
01 juin 2015 | Imprimer
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