Créé en 1900 à l’orée d’un siècle nouveau, Tosca était accueilli fraichement par la critique avant d’emporter l’adhésion du public et de s’imposer comme l’une des œuvres majeures du répertoire lyrique – marquée par les plus grandes cantatrices, Maria Callas en tête. L’œuvre de Puccini est d’autant plus emblématique de son époque qu’elle semble marquer un tournant, apparaissant à la fois comme l’un des derniers grands opéras populaires et le premier opéra moderne.
Alors que Tosca est actuellement donné à l’Opéra de Paris (en attendant d’être proposé à Berlin avec Anja Harteros dans le rôle-titre), nous analysons cette œuvre complexe et fascinante dans son contexte historique.
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Au moment de la création de Tosca, le 14 janvier 1900, Giacomo Puccini règne en nouveau maître de l’opéra italien. La célébrité de celui qui s’impose comme le digne héritier de Verdi, s’étend au-delà de l’Italie, à travers l’Europe et jusqu’à la lointaine Argentine. Cependant son cinquième ouvrage commence par recevoir un accueil mitigé, tout à fait symptomatique du curieux paradoxe qui s’attache à l’ensemble de son œuvre. Tandis que les critiques fustigent un livret « vulgaire et mélodramatique », le public s’enthousiasme très vite pour un drame dont l’efficacité est portée par des mélodies irrésistibles. Comment rester insensible à la poignante beauté du « Vissi d’arte, vissi d’amore » (« J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour ») ? Comment oublier l’air de Mario qui écrit sa dernière lettre à Tosca pendant que le ciel luit d’étoiles : « E lucevan le stelle » ? De son vivant comme aujourd’hui, Puccini apparaît comme un des compositeurs lyriques les plus aimés du public tout en étant un des plus haïs des critiques. Le paradoxe est encore plus grand quand on ajoute qu’il est aussi un des compositeurs les plus estimés de ses pairs, fussent-ils les plus avant-gardistes comme Stravinski ou Schoenberg. Mais le fait qu’un Schönberg ait souligné la hardiesse et la modernité de Tosca n’a pas désarmé les tenants d’un soi-disant « modernisme » qui refusent de saluer l’originalité d’une œuvre suspectée d’être trop populaire. Tenter d’éclaircir les raisons de cette étonnante situation, permet de comprendre comment, à l’orée du XXème siècle, Tosca peut être à la fois un des derniers grands opéras populaires et le premier opéra moderne.
Tosca avant Puccini
Avant d’être un opéra, Tosca est un drame de Victorien Sardou (1831-1908), créé en 1887 par la grande Sarah Bernhardt. Le 5 octobre 1895, Puccini s’est rendu à Florence pour applaudir la fameuse tragédienne qui incarne Tosca, un de ses plus grands rôles. Si la pièce lui parait confuse, il n’en est pas moins très intéressé par ce mélodrame puissant qui avait déjà retenu son attention au point qu’il avait même songé à en tirer un opéra avant Manon Lescaut (1893). Cette Tosca de Sardou avait bien des qualités puisqu’elle avait aussi retenu l’attention du grand Verdi qui avait déclaré : « S’il y a un drame que je mettrais volontiers en musique si je composais encore, c’est bien ‘Tosca’, à condition que Sardou m’accorde la permission de changer le dernier acte ».
Si Puccini croit à la force et au potentiel lyrique de ce sujet, il est aussi conscient de la nécessité de procéder à une adaptation. Il faut se débarrasser de vingt-trois personnages, de digressions historiques et de développements politiques ralentissant l’action dans l’œuvre initiale de Sardou, qui aurait pu servir de trame à un grand opéra à la Meyerber. Ce que veut Puccini c’est réaliser une œuvre musicale où le sujet n’est plus seulement un prétexte : il ambitionne de réaliser un opéra qui soit aussi du théâtre avec des personnages qui s’imposent par le réalisme de leurs désirs et de leurs actes. Hélas, les choses s’engagent plutôt mal : Giacosa, le librettiste de La Bohème, déclare que si « La Bohème était toute poésie sans intrigue, Tosca s’annonce toute intrigue sans poésie ». Puccini découvre bientôt que Ricordi, son éditeur, joue double jeu et qu’il a déjà convaincu un autre compositeur, Franchetti, de mettre en chantier une Tosca. Pourtant, en allant rendre visite personnellement à Victorien Sardou à Marly-le-Roi, Puccini parvient à écarter Franchetti, tout en acceptant que Sardou touche 15% des recettes brutes de l’opéra futur. Tous ces contres-temps ont gâché deux années. Désormais, Puccini souhaite aller le plus vite possible en se jetant avec ardeur dans la composition de son opéra. Il est plus que jamais déterminé à défendre sa conception dramatique face aux réticences de ses deux librettistes Giacosa et Illica. Il les charge de réduire le sujet à l’essentiel pour atteindre l’épure d’une tragédie à trois personnages. L’action se concentrera sur trois actes scandés par l’affrontement entre Scarpia, Tosca et Cavaradossi.
Le choc de la modernité
Dans L’Ame de Hegel ou les Vaches du Wisconsin, Alessandro Baricco analyse très finement les enjeux artistiques qui ont guidé la conception musicale et dramatique de Puccini : « Le problème pour lui était d’inventer une nouvelle idée de spectacle. C’est cela la véritable essence de son travail : Puccini cherchait une idée de spectacle capable de résister au choc de la modernité….Il travaille dans un moment où la modernité commence à imposer une accélération brutale au rythme des émotions et à l’intensité des messages ; et il travaille avec un matériau, le théâtre musical, qui, en raison de ses limites naturelles et de ses freins idéologiques, peine à suivre cette accélération ». Avec Tosca, Puccini, délibérément ancré dans le XXème siècle tout en étant devenu un compositeur profondément populaire, poursuit et approfondit son art. Il va en résulter un opéra de bout en bout hanté par la trahison et la révolte contre l’arbitraire de l’oppression politique. Un opéra plein de fureur, traversé de cris déchirants, d’une véhémence incomparable et où domine partout l’amer sentiment que les artistes sont le jouet des puissants. Le caractère politique de La Tosca a suscité beaucoup d’indignation, en particulier du fait du personnage de Scarpia qui vient dire avec force combien les bourreaux travaillent volontiers pour la gloire du santissimo governo – mais c’est l’écho d’une époque secouée par le malaise social, où l’anarchisme se répand dans toute l’Europe, où l’affaire Dreyfus a déchiré la société, où la Commune de Paris a laissé des traces, où Giovanni Verga en Italie et Zola en France inscrivent dans la littérature cette réalité sociale que l’art avait auparavant pour mission de faire oublier.
Les reproches formulés par les critiques sont révélateurs d’une profonde incompréhension face à la modernité de l’ouvrage qui s’impose par un réalisme puissant, résultant du contraste de situations fortes se succédant à un rythme haletant en suivant un découpage qui annonce un autre art naissant, le cinéma. La rapidité de l’action, les effets saisissants, la violence de désirs exacerbés, l’émotion suscitée par l’évocation d’une éprouvante scène de torture, la terreur née de la violence policière, tout concourt à impressionner fortement le spectateur emporté par un flot de passions et de sensations.Puccini parsème sa partition d’annotations qui soulignent les changements de mouvements et de nuances. « Vivacissimo con violenza », « con grande passione », « feroce », « lamentoso », toutes ces indications dynamiques font de la partition une succession de spasmes coupée de rares accalmies. On pourrait dire que Tosca procède du théâtre tout en préfigurant le rythme et les émotions propres au cinéma. Ainsi le meurtre de Scarpia par Tosca est accompagné par un orchestre saisi de violents soubresauts, comme en proie à des convulsions rythmiques qui brisent le discours musical. La scène est d’une incroyable violence, très rare sur une scène lyrique. La jeune femme, qui a tué spontanément, se trouve soudain épouvantée de son geste. Elle reprend alors ses esprits et, dans les mises en scène traditionnelles, exécute une funèbre pantomime inaugurée par Sarah Bernhardt quand elle jouait la pièce de Sardou.
Rejet et enthousiasme
Tosca suscite l’indignation de la critique dès le soir de sa création à Rome où elle est donnéeau milieu d’une incroyable cabale qui a fait courir le bruit qu’une machine infernale va exploser au cours de la représentation. Le rejet de la critique n’empêche en rien un formidable succès populaire. Le triomphe passe par Milan, Turin, Naples, Londres, New York, Buenos Aires, Odessa, Rio… Partout à travers le monde le public se laisse emporter par cette musique ardente aux accents pathétiques qui transcende l’apparente trivialité d’un fait divers tragique. Et qu’importe si les accusations de vulgarité et de facilité viennent fustiger un opéra qui heurte frontalement les conceptions d’une partie du monde musical. Il ne serait donc pas possible sur une scène lyrique de montrer avec réalisme une machination haineuse orchestrée par un homme de main tout-puissant, sans être accusé de donner dans le mélodrame ? Officialisant les brutalités policières, pointant du doigt les liens de l’Eglise avec la plus basse police, abandonnant la loi à un Tartuffe qui, par son rang, en acquiert un droit de vie ou de mort, la pièce telle que la présente Puccini a tout pour scandaliser. Et pendant ce temps, le public s’enflamme, applaudit et assure le succès de cette dérangeante Tosca.
A Paris, où Tosca est créée le 13 octobre 1903 à l’Opéra-Comique, sous la direction d’André Messager, les confrères de Puccini se déchaînent. L’œuvre sera retirée de l’affiche après trois représentations seulement. Paul Dukas parle de « lyrisme facile et superflu », de « musique de café que n’importe qui aurait pu écrire »…Vincent d’Indy de « musique essentiellement inférieure ». André Messager a le mérite de résumer en quelques mots l’incompréhension totale face à ce nouveau théâtre lyrique accordé aux enjeux du XXème siècle naissant : « Il faut avouer que c’est singulièrement rabaisser la musique que de la faire servir à illustrer des nouvelles ou des drames dont le rôle principal sera de produire sur le public une série d’effets ou plutôt de secousses qu’accentueront quelques grosses sonorités ». Il faudra attendre cinq années pour queTosca revienne à Paris. Elle y connaîtra alors un succès éclatant.
Si l’œuvre a ses détracteurs, elle a aussi ses ardents défenseurs, comme Ravel qu’on ne saurait suspecter de pratiquer ou de défendre « une musique de café » selon l’expression de son confrère Paul Dukas. Le chef d’orchestre Manuel Rosenthal rapporte une anecdote très éclairante sur l’admiration qu’éprouva Ravel pour la partition de Tosca. Rosenthal relate que le compositeur français se mit un jour au piano pour lui jouer entièrement Tosca qu’il connaissait par cœur. Il s’arrêtait régulièrement afin de commenter tel ou tel passage. Puis il finit par prendre la partition avec le désir de lui démontrer toute la perfection orchestrale de ce chef-d’œuvre lyrique. Maurice Ravel confia alors à Manuel Rosenthal : « Je n’ai pas fait autre chose avec « Le Tombeau de Couperin » : cette économie de moyens qui fait que deux instruments seuls produisent un tel choc dans l’orchestre de Puccini : tout cela vient d’un grand artiste ».
Vérité d’une atmosphère
C’est essentiellement par l’importance qu’il accorde à la création d’une atmosphère que Puccini se rattache au « vérisme », mouvement qui se réclame du réel et qui se manifeste d’abord dans la littérature avant d’influencer l’art lyrique. « La difficulté consiste à commencer un opéra, c’est-à-dire à trouver son atmosphère ». Cette remarque du compositeur rend compte de sa démarche créatrice : dès les premières mesures l’atmosphère du drame est installée, l’action commence sans ouverture pour avancer comme un flot impétueux et ininterrompu jusqu’au cri final de l’héroïne qui se jette dans le vide : « O Scarpia, avanti a Dio ! » (Ô Scarpia, rendez-vous devant Dieu !). Les deux premières mesures de l’œuvre retentissent comme un avertissement menaçant. Trois accords discordants assenés avec violence par l’orchestre projettent l’ombre de Scarpia qui pèse d’emblée sur l’œuvre avant même son apparition. Le thème musical associé à ce glaçant personnage rend palpable sa violence et son insatiable cruauté. Une atmosphère de ruse, d’hypocrisie et de terreur environne continument Scarpia en assurant son omniprésence. Les motifs récurrents concourent à la peinture de l’atmosphère. L’opéra entier en utilise une soixantaine, liés aux personnages et aux éléments clefs du drame. Ce « tissage thématique », différent de l’utilisation wagnérienne du « leitmotiv », rend la complexité du réel sur laquelle se détachent avec relief les trois protagonistes, Scarpia, Tosca et Cavaradossi.
Rendre la vérité des lieux pour produire une impression de réalité est un souci constant chez Puccini qui possède le goût de la précision et de la couleur locale. Ainsi au début du troisième acte, il apporte le plus grand soin à l’authenticité du « scampanio mattutino » (sonnerie des matines par les cloches de Rome). Le compositeur insère dans son discours musical des éléments qu’il a lui-même observés. On sait qu’il s’est rendu à Rome pour écouter les cloches des différentes églises de la ville notant scrupuleusement leurs différents timbres. Pour le chant du pâtre, il choisit d’utiliser un couplet traditionnel en dialecte romain. Pour la mélodie liturgique du Te Deum et les prières reprises par la foule à la fin de l’acte1, il a demandé à un ami prêtre de lui décrire le déroulement d’une cérémonie avec le plain-chant qu’on utilisait dans les cathédrales romaines. Sa propre expérience d’organiste à la cathédrale de Lucques l’a sans aucun doute aidé dans cette recherche du détail réaliste nécessaire à la parfaite restitution d’une atmosphère. Le résultat en est cette formidable scène au cours de laquelle Scarpia au milieu de l’église où l’on chante un Te Deum, s’enflamme à la perspective de posséder enfin la jeune cantatrice Floria Tosca. La voix de Scarpia, portée par son désir, fait alors un contrepoint sombre à l’élan lumineux du Te Deum.
« Chaque fois qu’on l’entend, la musique de Puccini semble plus belle » disaitIgor Stravinsky. C’est sans doute la raison essentielle de l’immense succès de Tosca qui continue malgré ses détracteurs à rassembler un vaste public à travers le monde, attirant toujours de nouveaux interprètes à la suite des plus grands noms du chant. Enrico Caruso fut un Cavaradossi exceptionnel. On ne peut évoquer Tosca sans se souvenir de celle qui en demeure à tout jamais la plus grande interprète, Maria Callas. D’autant que les quelques rares images de Callas en scène nous la montrent précisément dans le deuxième acte de Tosca, avec Tito Gobbi en Scarpia, dans la mise en scène de Zeffirelli. De ses débuts athéniens en 1942 à la fin de sa carrière, Maria Callas fut une Tosca inégalée. Sa voix rebelle et voluptueuse semble être à tout jamais celle de l’ardente cantatrice créée par Puccini. Le grand Tito Gobbi incarna, lui, près de 900 fois Scarpia, l’impitoyable bourreau des deux amants pris au piège d’une sombre machination policière.
Puccini reste le dernier grand compositeur d’opéra populaire. Délibérément ancré dans le XXème siècle naissant, il est devenu un compositeur profondément aimé du public sans avoir pour autant renoncé à poursuivre ses intuitions artistiques. Recherchant constamment à approfondir son art, il a créé des ouvrages dont la découverte semble vraiment de nature à réconcilier le plus grand nombre avec la musique d’un siècle qui suscite malheureusement plus de réticences que d’enthousiasme.
Catherine Duault
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29 octobre 2014 | Imprimer
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