Ce 13 septembre, l’Opéra de Zurich inaugure sa saison avec Wozzeck, dans une nouvelle production avec le baryton Christian Gerhaher dans le rôle-titre. L’occasion de (re)découvrir cette « tragédie de la vie ordinaire », qui fait écho à une société sombre, voire désespérée, mais en plein renouvellement (notamment social) et surtout portée par une musique savante mais lui conférant une extraordinaire dimension émotionnelle.
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Avec son premier opéra, Wozzeck, Alban Berg réalise une alliance qui peut sembler paradoxale : il élabore une partition à l’architecture extrêmement rigoureuse pour mettre en musique un drame bouleversant symbolisant la soumission et l’aliénation de l’individu à la société la plus cruelle. La perfection et le raffinement de la forme musicale sont les vecteurs de l’émotion et de la compassion face à la brutalité d’une destinée implacable, celle du misérable Wozzeck, opprimé par son capitaine, humilié par le docteur qui se livre à des expériences sur lui, et trompé de façon sordide par celle qu’il aime. Dans une célèbre conférence de 1929 précédant une représentation de son opéra à Oldenbourg, Berg exhortait ainsi le public : « J’aimerais vous adresser (…) cette demande : oubliez toutes mes explications théoriques et esthétiques lorsque vous assisterez à la représentation de Wozzeck ». Alban Berg ouvre de nouvelles perspectives à l’opéra du XXème siècle en lui apportant des réponses formelles essentielles ; mais la complexité de son écriture, loin de faire obstacle à l’intensité musicale et dramatique de l’ouvrage, tend au contraire à la décupler. Comme le compositeur le déclarait lui-même il s’agit de : « faire de la musique si bonne qu’il en résulte - malgré tout - du bon théâtre ».
« Quelqu’un doit mettre cela en musique »
Un précieux témoignage nous rapporte quelle fut la réaction de Berg lorsqu’il assista en mai 1915 à Vienne, à la représentation de Woyzeck, la pièce de Georg Büchner. « J’étais debout au milieu des applaudissements frénétiques et rencontrai Alban Berg à quelques pas de moi. Il était incroyablement pâle et transpirait abondamment. ‘Qu’en dites-vous ?’ haleta-t-il, transporté de joie. ’N’est-ce pas fantastique, incroyable ?’. Puis, alors qu’il partait, il ajouta : ’Quelqu’un doit mettre cela en musique’. » Quand il reçoit comme un choc la pièce de Büchner, Alban Berg approche de la trentaine. Son parcours musical a déjà révélé son immense talent même s’il a peu composé. Né le 9 février 1885 à Vienne, Berg a très tôt manifesté son intérêt pour la musique et le théâtre. Il fait en 1904 une rencontre décisive, celle d’Arnold Schönberg dont il sera l’élève pendant six ans, et qui continuera toujours d’exercer une forte influence sur lui. Berg forme avec Schönberg et un autre de ses élèves, Anton Webern (1883-1945), ce qu’on appelle « la seconde Ecole viennoise », la première étant formée de Haydn, Mozart et Beethoven. Mort prématurément d’une septicémie en 1935, Alban Berg a laissé deux opéras qui revêtent une importance capitale dans l’histoire de l’art lyrique : Wozzeck et Lulu (1937, demeuré inachevé) ont en commun d’être l’adaptation faite par le compositeur lui-même de deux drames aux sujets extrêmement forts illustrant des enjeux essentiels de la condition humaine.
Berg était passionné par la littérature. En 1913 avaient été créés à Vienne ses Cinq lieder avec orchestre d’après des textes de cartes postales du poète Peter Altenberg. Dans cette approche nouvelle, le compositeur faisait déjà preuve de son attirance pour la beauté et la puissance d’un texte capable de déterminer chez lui le travail sur la forme, la voix et l’orchestration. La découverte du Woyzeck de Büchner conduit Berg à esquisser immédiatement quelques idées musicales, mais la guerre l’oblige à différer son projet. Le compositeur est mobilisé. Au contact de la brutale réalité des combats, il est sans doute conforté dans sa perception de la pitoyable destinée du soldat Wozzeck. La réalité rejoint la fiction, permettant de vivre de l’intérieur le désarroi du soldat qui n’est qu’un jouet entre les mains de ceux qui décident. Berg se remet au travail dès la fin de la guerre et achève sa partition en 1922. Ce n’est que trois ans plus tard que le musicien trouve le théâtre qui accepte de créer Wozzeck. 137 répétitions seront nécessaires avant que l’ouvrage soit enfin donné au Staatsoper de Berlin, le 14 décembre 1925, sous la direction d’Erich Kleiber. Malgré l’hostilité d’une partie du public et de la presse, l’œuvre connaît immédiatement le succès. Elle est reprise à Prague, à Léningrad et dans différents théâtres allemands. Entre 1925 et 1933, l’opéra a été donné 166 fois à travers le monde entier. En 1930, Wozzeck entre au répertoire de l’Opéra de Vienne, avant de partir l’année suivante à la conquête des Etats-Unis. En 1932, Erich Kleiber dirige une nouvelle fois l’ouvrage à Berlin. Ce sera la dernière fois en Allemagne avant 1945. Il faudra attendre la chute du nazisme pour que Berg, d’origine juive, ait de nouveau droit de cité sur les scènes allemandes. En 1952, Londres découvre Wozzeck en version scénique, et en 1963 l’Opéra Garnier l’accueille dans une mémorable production de Jean-Louis Barrault sous la direction de Pierre Boulez.
Histoire d’un fait divers devenu drame et musique
Le 27 août 1824 est exécuté à Leipzig un certain Johan Christian Woyzeck, condamné à avoir la tête tranchée pour le meurtre de la veuve Woost qu’il a assassinée de sept coups d’épée. Ce banal fait divers et cette exécution vont avoir un fort retentissement dans le milieu judiciaire et médical en raison d’une circonstance particulière, liée au déroulement de l’enquête. Pour la première fois, la justice va tenter d’examiner et d’éclaircir les motivations de l’assassin pour lui trouver des circonstances atténuantes. Le criminel ne serait pas responsable de son acte sordide dont la véritable explication serait à chercher dans les aléas de sa misérable existence. Woyzeck a connu une vie instable, sans métier bien défini. Tour à tour coiffeur, soldat, domestique, il allait de ville en ville au gré des événements. On note aussi chez lui une certaine confusion mentale et une propension à la violence. Sujet à de fréquentes crises d’hallucination, il semble ne pas pouvoir pleinement répondre de ses actes. Désigné pour établir un rapport psychiatrique, le docteur Clarus finit par écarter la qualification de démence. Le tribunal retient la pleine responsabilité du meurtrier et le condamne à mort.
Le rapport médical rédigé par Clarus fut publié dans une revue médicale que consultaient le docteur Büchner, et son fils, Georg, un étudiant en médecine acquis aux idées progressistes de la Révolution française. Passionné par la littérature, le jeune homme voit immédiatement dans le cas de l’infortuné condamné une illustration parfaite de ses propres convictions et la possibilité d’en tirer un drame qui illustrerait les méfaits destructeurs de la société bourgeoise qu’il condamne. En 1836 Woyzeck inspire à Georg Büchner une série de scènes dont il n’a pas le temps de fixer l’agencement définitif. Car cet écrivain visionnaire traverse l’histoire de la littérature comme un météore ; il meurt du typhus à vingt-trois ans en laissant trois drames dont aucun ne fut représenté de son vivant. La Mort de Danton, Léonce et Léna et Woyzeck demeuré à l’état de fragments et de brouillon suffisent à faire de Büchner un grand dramaturge, précurseur du XXème siècle en plein cœur du romantisme. Une quarantaine d’années s’écoulent avant que le manuscrit de Woyzeck soit retrouvé et publié en 1879. Joué pour la première fois en 1913 à Vienne, le drame de Büchner répond étrangement aux préoccupations esthétiques et à la sensibilité de ce début du XXème siècle. L’oeuvre trouve naturellement sa place dans l’effervescence intellectuelle et créatrice de la capitale de l’Empire austro-hongrois qui marche inéluctablement vers sa disparition. C’est la période où Gustav Mahler renouvelle les formes de la symphonie, où Freud invente la psychanalyse tandis que Gustav Klimt et Egon Schiele explorent de nouvelles voies dans la peinture. A Prague, Kafka a écrit Le Procès et Le Château dont les thématiques semblent faire écho à ce Woyzeck qui mettait en scène de manière prémonitoire un héros écrasé par un système aveugle et tyrannique.
Compte-tenu de tous ces éléments, on aurait pu croire qu’Alban Berg allait vivement être encouragé dans son projet. La modernité du drame que Büchner avait fragmenté en petites scènes, traitées de manière « cinématographique » avant l’heure, semblait pouvoir faire écho aux explorations de l’Ecole viennoise qui accompagnaient la naissance du XXème. Pour la première fois, un musicien « atonal » allait s’engager dans la conception d’un grand ouvrage lyrique. Or, quand il confie à ses proches son intention d’écrire un opéra à partir du drame de Büchner, Berg provoque leur scepticisme. Son professeur Arnold Schönberg est le premier à le mettre en garde contre la difficulté de mettre en musique un tel sujet.
Des horizons inconnus
« Comment allais-je pouvoir, sans l’appui de la tonalité, et de ses possibilités formelles, obtenir la même cohésion, la même force dans l’unité musicale ? ».
Dans sa Conférence sur Wozzeck (1929), Berg analyse les différentes étapes de la création de son opéra en éclairant la manière dont il a surmonté les difficultés qui accompagnent l’abandon du principe de la tonalité. Comment obtenir une cohérence musicale en renonçant à la tonalité ? En s’appuyant d’abord sur la cohérence du texte que Berg va condenser en ne conservant que 15 des 26 scènes écrites par Büchner. « Il fallait, précise-t-il, rapprocher les scènes, les juxtaposer et les grouper en actes. La solution de ce problème relevait déjà de l’architectonique musicale plutôt que de l’art dramatique ». Berg va choisir une construction dramatique des plus classiques. Wozzeck comportera trois actes comprenant chacun cinq scènes en suivant un principe ternaire traditionnel depuis l’antiquité : exposition, péripétie et catastrophe. On ne peut faire plus efficace. Wozzeck opprimé par le Capitaine et tyrannisé par le Docteur est trompé par Marie avec laquelle il a eu un petit garçon. Marie a cédé au Tambour-Major qui lui a offert des boucles d’oreille. Le Capitaine et le Docteur humilient Wozzeck en lui révélant l’infidélité de sa compagne. Wozzeck tue Marie et va se noyer dans l’étang. Leur fils continue à jouer avec les autres enfants sans comprendre l’horreur de la situation.
La musique va donner une extraordinaire dimension émotionnelle à cette « tragédie » de la vie ordinaire portée par une construction musicale méticuleusement élaborée. Berg travaille sa partition en veillant à ce que : « Chaque scène, chaque musique d’entracte (…) se voit attribuer un visage musical propre et identifiable, une autonomie cohérente et clairement délimitée. Cette exigence impérieuse eut pour conséquence l’emploi si discuté de formes musicales anciennes ou nouvelles, dont d’habitude on ne fait usage qu’en musique ‘pure’ ». Chaque acte, et chacune des cinq scènes qu’il contient, possède sa construction propre basée sur des formes anciennes. Ainsi, le premier acte se compose de cinq « pièces de caractère » tandis que le second acte se présente comme une symphonie en cinq mouvements ; le troisième acte, quant à lui, se décline sous la forme de cinq Inventions. Dans la première scène, les pièces d’origine instrumentale ont pour fonction de nous dépeindre les différents personnages dans leur rapport avec Wozzeck. Au lever de rideau nous le découvrons en train de raser le Capitaine qui le sermonne. Berg emploie alors une « Suite », succession rapide de morceaux qui rend les « éléments de conversation lâches et juxtaposés ». Quand le Capitaine commence à philosopher doctement sur l’éternité et sur la terre qui tourne sur elle-même, son monologue épouse alors le rythme d’une « pavane ». C’est une des grandes innovations de Berg d’avoir utilisé en tant que structure ces différentes formes de « musique pure » qui assurent une continuité.
Plusieurs thèmes liés aux personnages et à leurs actes assurent la continuité de l’ouvrage. Ces « Erinnerungsmotive » traduisent musicalement une succession d’états psychiques, ce qui permet à l’auditeur de partager les expériences et les émotions contrastées des protagonistes. Wozzeck, le pauvre soldat solitaire et persécuté, est caractérisé par trois motifs. Le premier thème empreint de brusquerie, semble traduire le désordre de sa personnalité. Le second thème est associé à la pauvreté et à la compassion : « Nous autres pauvres gens ! Voyez-vous, mon Capitaine, l’argent, l’argent ! Sans argent ! ». Cette première intervention de Wozzeck installe d’emblée les éléments-clefs du drame : la soumission au malheur de la pauvreté, et la prémonition du crime avec une annonce du thème de Marie.
Ce qui préside à tous ces choix formels est la volonté du compositeur de « donner au théâtre ce qui appartient au théâtre, c’est-à-dire articuler la musique de telle façon qu’elle fut consciente à chaque instant de sa fonction au service du drame ». C’est pourquoi Berg n’hésite pas à recourir à plusieurs styles de chant et de déclamation. L’écriture vocale exploite une large palette, de la « colorature » en passant par la déclamation rythmique et ce fameux Sprechgesang, littéralement parlé-chanté, une technique inaugurée quelques années plus tôt par Schoenberg dans son Pierrot lunaire. Le rôle-titre est confié à un baryton qui, pour exprimer ses déchirements, passe du murmure de la soumission aux cris de la révolte ou de la folle jalousie. La répartition des voix exclut d’emblée Wozzeck du couple amoureux toujours constitué à l’opéra par une soprano et un ténor. L’arrogant rival du héros, le vulgaire et brutal Tambour-major est un ténor héroïque qui fait couple avec Marie, la soprano. Wozzeck est rejeté, condamné à la solitude, à l’égarement de la folie criminelle.
La musique de Berg peut sembler d’un accès difficile tant elle prend à rebours nos habitudes et nos certitudes musicales, mais elle nous fait pénétrer mieux qu’une autre dans l’intériorité des personnages. Wozzeck constitue pour le musicologue qui pourra en dénombrer et en analyser les multiples procédés, un champ d’exploration immense. Pour le mélomane, c’est d’abord une expérience bouleversante. L’architecture savante de Wozzeck n’est pas un obstacle mais un moyen d’accéder à une plus grande émotion musicale. Alban Berg lui-même nous l’indique quand il conseille de laisser les « les diverses fugues et inventions, suites et sonates, variations et passacailles » pour se laisser imprégner « du destin individuel de Wozzeck ».
Catherine Duault
12 septembre 2015 | Imprimer
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