La Chauve-Souris de Johann Strauss est tirée d’une pièce française de Meilhac et Halévy, les librettistes de Carmen et aussi d’Offenbach (qui disait joliment : « Dans ce trio, je suis le père et ils sont tous les deux mes fils et pleins d’esprit ») : le spectacle signé par Ivan Alexandre pour la mise en scène et Marc Minkowski pour la direction musicale opère en quelque sorte un retour à l’origine.
Car c’est l’esprit français qui résonne de bout en bout dans ce spectacle – et aucunement la Gemütlichkeit viennoise : c’est un parti pris et il est tenu, à travers en particulier une avalanche de citations musicales tout à fait savoureuse, de Carmen aux Pêcheurs de perles ou de Pelléas et Mélisande à Roméo et Juliette et même aux Noces de Figaro, à travers aussi le dessin gouailleur du personnage d’Adèle, qui devient une sorte de meneuse de revue à la Arletty. Et cet esprit français se manifeste aussi à travers la dimension farcesque qui sert de dynamique au spectacle, lorgnant ici vers Offenbach, là vers les Deschiens (avec l’inénarrable parodie du Général de Gaulle par Jérôme Deschamps, le directeur de l’Opéra-Comique, plus réussie que le numéro un peu plat d’Atmen Kelif en gardien de prison).
Pour autant, le parti pris des décors n’est lui en rien français (pas plus d’ailleurs qu’il n’est viennois !) : c’est un espace sans vraie caractéristique, vaguement moderne mais volontairement cheap (avec quelques interrogations : au premier acte, comment concilier le fait que le couple Eisenstein ait une domestique à demeure et soit meublé en Ikéa ?). Et ce parti pris de « francisation » est évidemment redoublé par la nouvelle version française du livret, signée de Pascal Paul-Harang, une version très réussie, efficace dans sa lisibilité, sa prosodie et qui semble bien « tomber » avec le chant – sans pour autant en faire des tonnes dans la réactualisation.
On peut donc saluer ce travail, à la fois du point de vue de sa conception et de sa mise en œuvre, sans pour autant y adhérer : je préfère, pour ma part, une Chauve-Souris plus délibérément viennoise, plus légère et virevoltante, moins volontairement drôle et plus subtilement mélancolique, plus Mittel-Europa et moins « réveillon parisien », mais ce n’est qu’un goût personnel, un « point de vue ». L’essentiel est que le spectacle fonctionne, que le public soit heureux – et il l’est !
Il faut dire que, à une exception près, la dimension musicale et vocale a de quoi enchanter, d’abord du fait de la direction très théâtrale de Marc Minkowski. On comprend qu’il a fait sien le parti pris de la mise en scène et il la nourrit avec une conviction qui lui confère une dynamique nécessaire. Il est toujours très présent, soutenant, prolongeant, illustrant, portant le spectacle avec cette verve qu’on lui connait et cette volonté de donner à cette musique le reflet de sonorités viennoises qui rappellent, ici et là, que l’œuvre a d’abord été viennoise avant d’atterrir ici. Et Marc Minkowski, avec l’Opéra-Comique, a judicieusement réuni quelques-unes des meilleures voix françaises d’aujourd’hui pour cette Chauve-Souris à la française. Si, pour les dernières représentations, on a malheureusement été privé de la présence de Sabine Devieilhe, on a pu découvrir une épatante jeune soprano belge de 26 ans, Jodie Devos, qui a su reprendre le rôle d’Adèle au pied levé avec une vraie présence (qui peut encore gagner en liberté comique) et une voix très assurée (qui, elle aussi, peut se développer, en particulier dans les vocalises piquées souvent prudemment escamotées) : un nom à retenir. Autour d’elle, rien que du bon et même de l’excellent avec le Falke de Florian Sempey, à la voix dorée et facile, charnue, qui s’est fait une tête entre Saturnin Fabre et Jules Berry, avec aussi le Gabriel de Stéphane Degout, voix luxueuse, presque trop lyrique pour un tel emploi, avec encore le Frank plein d’entrain et vocalement superbe de Franck Leguérinel, avec le drôlissime Maître Miro de Christophe Mortagne, le sympathique Alfred de Philippe Talbot et la Rosalinde de Chiara Skerath, un peu en retrait vocal et surtout manquant de « chien ». Mais il y a une épine dans ce rosier, c’est l’Orlofsky du contre-ténor coréen Kangmin Justin Kim. Si l’on peut comprendre le raisonnement intellectuel qui a mené au choix d’un contre-ténor pour ce personnage ambigu, on peut regretter deux choses : d’une part le glamour vocal, totalement disparu ici, de ce personnage à la Schnitzler avec lequel tant de superbes mezzos ont su enchanter le public ; d’autre part le choix de ce contre-ténor ci, à la voix coincée, aigrelette, aux registres inégaux, au chant désordonné, et à la vulgarité confondante (dont sa grossière et grotesque parodie de Cecilia Bartoli est d’une tristesse affligeante). C’est dommage car cette tache est indigne de l’ensemble des acteurs de ce spectacle intelligent et riche.
Alain Duault
· La Chauve-Souris de Johann Strauss, Opéra-Comique, jusqu’au 1er janvier 2015
28 décembre 2014 | Imprimer
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