S’il meurt à l’âge de 31 ans, Franz Schubert laisse néanmoins une œuvre prolifique et riche de quelques opéras – qui ne sont pourtant que rarement joués. Alfonso et Estrella est l’un d’eux : l’œuvre ne sera quasiment jamais donnée (ou en version incomplète) et reste encore aujourd’hui très méconnue malgré d'évidentes qualités musicales. Elle sera néanmoins « ressuscitée » cette année dans le cadre du festival de Baugé, en Anjou. En attendant de (re)découvrir cet opéra rare sur scène, on saisit l’occasion d’en esquisser l’histoire, dans le contexte du répertoire de Schubert.
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C’est sur l’initiative de son ami Franz von Schober que Franz Schubert se lance dans la composition d’Alfonso et Estrella, un grand opéra romantique en 34 numéros qui semble enfin pouvoir lui apporter la consécration sur scène dont il rêve. Un succès à l’opéra représenterait beaucoup pour le jeune musicien qui s’est déjà essayé à plusieurs « singspiel » sans jamais rencontrer l’assentiment du public. Hélas cette nouvelle tentative, entreprise dans le plus grand enthousiasme, va se solder par un échec d’autant plus douloureux que Schubert avait mis toutes les chances de son côté pour voir aboutir son projet. Comment séduire Vienne qui n’a d’oreilles que pour l’opéra italien ? Ce dernier s’impose définitivement à la suite du séjour triomphal de Rossini qui quitte la ville en juillet 1822. Pourtant, les Viennois ont aussi découvert le Freischütz (1821) de Carl Maria von Weber qui incarne un nouvel espoir pour l’opéra allemand. Alfonso et Estrella, composé entre 1821 et 1822, s’inscrit dans le sillage du Freischütz mais cette filiation ne suffit pas et l’ouvrage de Schubert est refusé à Vienne comme à Dresde malgré le soutien de Weber. Il faudra attendre le 24 juin 1854 pour qu’Alfonso et Estrella soit créé à Weimar sous la direction de Franz Liszt, dans une version abrégée. En dehors de son ouverture réutilisée pour Rosamunde (1823), l’œuvre n’a jamais été jouée du vivant de Schubert que la mort a fauché prématurément à l’âge de 31 ans, le 19 novembre 1828.
En dépit de ses évidentes qualités musicales, Alfonso et Estrella est une œuvre rare qui demeure largement méconnue, à l’instar des autres ouvrages lyriques de Schubert. On serait facilement tenté de la classer dans la catégorie « opéra de concert » car elle a essentiellement eu les honneurs du disque comme en témoigne un excellent enregistrement de 2015 avec le baryton allemand Christian Gerhaher dans le rôle de Troïla, sous la direction de Nikolaus Harnoncourt à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Berlin.
Schubert compositeur d’opéra ?
Méconnu par ses contemporains, quasiment jamais joué de son vivant et très peu édité, Franz Schubert (1797-1828) n’en laissera pas moins à sa mort un catalogue considérable riche de 998 numéros d’opus. Pour notre bonheur, toutes ses œuvres seront découvertes après sa mort et jouées – à l’exception sans doute de ses opéras qu’on connaît encore très mal : beaucoup de mélomanes seraient surpris d’apprendre qu’il en a composés une douzaine, dont le premier à 14 ans. Si l’on ne tient compte que des ouvrages achevés, on recense six « Singspiele », un mélodrame et trois opéras. La passion de Schubert pour l’unique opéra de Beethoven, Fidelio (1805), est un signe de plus de l’intérêt que le compositeur portait au genre lyrique. Dans le final du 1er Acte d’Alfonso et Estrella, le canon avec chœur « Was werd’ich nun beginnen » témoigne de cette admiration.
Antonio Salieri
Le jeune Franz manifesta très tôt des dons exceptionnels pour le chant, ce qui lui valut d’être admis à onze ans comme chanteur à la Chapelle impériale de sa ville natale, Vienne. Le premier ouvrage lyrique de Schubert, Des Teufels Lustschloss (Le Château de plaisance du diable) date de 1813-1814 et il a été créé à Vienne… mais en 1879. Ce premier essai a retenu d’emblée l’attention de celui qui est alors le professeur de Schubert, le fameux Antonio Salieri, impressionné par les qualités musicales de son jeune élève. Dès 1815, Schubert compose quatre « Singspiele ». Le chef-d’œuvre de ce genre typiquement allemand demeure La Flûte enchantée (1791) de Mozart : c’est bien sûr en référence à ce modèle que Schubert écrit en 1820 Die Zauberharfe (La Harpe enchantée). Ce mélodrame ne rencontre guère de succès mais il annonce les trois ouvrages suivants, Alfonso et Estrella (1821-1822), Les Conjurées (1823), et Fierrabras (1823),qui viendront confirmer les progrès accomplis par Schubert dans la maîtrise de la dramaturgie lyrique. Malheureusement, le succès tant attendu ne viendra jamais, et le musicien finira par abandonner définitivement le théâtre.
Sous le signe de l’amitié
La naissance d’Alfonso et Estrella est placée sous le signe de l’amitié qui lia Franz Schubert à Franz von Schober, poète et homme de théâtre. L’échec de l’ouvrage entraînera d’ailleurs une brouille entre les deux hommes et le musicien quittera la maison hospitalière de son ami pour retourner s’installer chez son père, à l’école de la Rossau. Toute sa vie, Schubert a mené une vie de bohème en se trouvant sans cesse au milieu d’un groupe d’amis qui se nourrit de lui au point de prendre son nom comme emblème de ses réunions régulières, les fameuses « schubertiades ». Pourtant, le musicien est toujours aux prises avec la solitude. Le choix des premiers poèmes qu’il met en musique est symptomatique : ils sont tous marqués par les thèmes de la solitude, de la séparation et de la mort. Tout en ayant la réputation d’un joyeux compagnon, il vit en réalité dans une confrontation quotidienne avec la mort – du fait, physique, de la maladie qui le ronge et du pressentiment mortifère qui l’obsède, du fait aussi de sa fréquentation de textes et poèmes dont la mort est le centre émotionnel.
Franz von Schober
Franz von Schobert écrit le livret d’Alfonso et Estrella « avec un joyeux enthousiasme et dans un état de grande innocence du cœur et de l’esprit ». Les deux amis ne se quittent plus et travaillent en étroite collaboration. Ils avancent donc très vite. Commencé le 20 septembre 1821, l’opéra est achevé le 27 février 1822. Schubert abandonne cette fois le recours aux dialogues parlés et l’ouvrage appartient au genre du grand opéra en faisant la part belle aux airs et aux interventions du chœur : on en dénombre 15 sur les 34 numéros qui composent l’œuvre. Par leur importance et leur qualité, ces chœurs préfigurent les dernières œuvres chorales de Schubert. Les mélodies sont empreintes d’un charme pénétrant tandis que les duos, les trios et les ensembles alternent avec un véritable sens du drame. Signalons à l’Acte 2, la réussite de l’air de Troïla, « La Chanson de la fille des nuages », une vieille ballade allemande qui fait écho à « Illusion », la dix-neuvième mélodie de Die Winterreise (Le Voyage d’hiver).
Alors pourquoi Alfonso et Estrella, considéré par Liszt comme l’opéra le plus réussi de Schubert, est-il resté largement méconnu ? On a souvent incriminé la faiblesse du livret, et s’il est vrai que Schobert l’a rédigé très rapidement en s’autorisant des facilités, on ne peut cependant pas le juger plus médiocre que la plupart de ceux de son époque.
Un livret sans surprise, une partition pleine de séduction
Le sujet d’Alfonso et Estrella repose sur un thème éternel, celui de l’amour capable de surmonter tous les obstacles. L’action se déroule en Espagne au Moyen-Age et l’intrigue est construite autour de deux figures paternelles, le bon père, Troïla, roi de Léon, un baryton, auquel s’oppose le méchant père, Mauregato, également baryton, qui s’est emparé du trône de Léon. Ces deux pères ont chacun un enfant unique, paré de toutes les vertus. Le bel Alfonso, ténor, est le fils de Troïla, et la pure et noble Estrella, soprano, est la fille de Mauregato. Un cinquième personnage joue un rôle essentiel, c’est la basse Adolfo, chef de guerre au service de Mauregato, qui espère obtenir la main de sa fille. On devine qu’Alfonso et Estrella vont tomber éperdument amoureux l’un de l’autre, qu’Adolfo va s’employer à briser leur amour, et que les deux pères ennemis finiront par se réconcilier en laissant le pouvoir à ces deux enfants dont l’amour a su effacer les vieilles haines pour rétablir l’harmonie. Nous ne sommes pas très loin d’un Roméo et Juliette qui se terminerait bien.
Alfonso und Estrella, Teatro Lirico, Cagliari (2004) Archivio Margherita Palli
Mais le triomphe de l’amour n’a pas ici la même force dramatique que chez Beethoven dont le Fidelio était très présent à l’esprit de Franz Schubert. Les situations manquent parfois de force et les beautés musicales s’enchaînent sans que les personnages soient toujours bien caractérisés. Schubert s’emploie surtout à dérouler leurs états d’âme sans chercher à ménager des rebondissements susceptibles de relancer la dynamique du drame. Mais qu’importe, jamais Schubert n’a autant et aussi bien développé l’orchestration dans un ouvrage lyrique. Les développements les plus brillants emportent l’auditeur. La richesse sonore des bois et des cors répond à celle des trompettes et des trombones tandis que les percussions sont très présentes. Schubert trouvait d’ailleurs l’ouverture trop « fracassante » pour son ouvrage, c’est pourquoi il la réserva finalement à Rosamunde (1823), un drame de Helmina von Chezy. Pourtant, cette ouverture, dont les percussions sont absentes, apparaît bien moins « fracassante » que beaucoup d’autres passages. En accordant une grande importance aux cuivres, en particulier aux trombones dont il appréciait particulièrement la douceur pleine de gravité et de mystère, comme en utilisant largement les cors, Schubert s’inscrit dans le sillage du Der Freischütz de Carl Maria von Weber.
Comment expliquer alors le destin contrarié d’Alfonso et Estrella ? Lors de ses très rares reprises, l’ouvrage a subi des modifications et la création de la version originale n’a eu lieu à Graz, qu’en 1991 seulement ! Les principaux éléments de réponse sont peut-être à chercher dans la situation de l’opéra à Vienne en cette première moitié du XIXème siècle. A la volonté de promouvoir un opéra allemand s’oppose l’engouement du public pour les Italiens et en particulier pour Rossini. En octobre 1823, l’Euryanthe de Weber essuiera un terrible échec qui rendra impossible de monter dans de bonnes conditions un nouvel opéra allemand. Schubert est sans doute victime de circonstances qui le décourageront définitivement d’écrire pour la scène mais on ne peut s’empêcher de rêver à ce qu’auraient pu être d’autres futurs ouvrages s’il n’était pas mort aussi prématurément.
Catherine Duault
Pour aller plus loin : tout l'opéra
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