Que ce soit sa Carmen à Montpellier, sa Charlotte (dans Werther) à Nice, sa Nourrice (dans Ariane et Barbe-Bleue de Dukas) à Nancy, ou tout récemment sa Guinèvre (dans Lancelot de Victorin Joncières) à Saint-Etienne, chacune des apparitions de la mezzo française Anaïk Morel a soulevé notre enthousiasme, et a suscité en nous des propos très flatteurs à son encontre. Car il faut bien le dire et l’écrire, la voix est superbe, avec des aigus impeccables, des graves très ronds, un phrasé royal, et une présence en scène fascinante. Il n’en fallait pas plus pour avoir l’envie d’aller enfin à sa rencontre, et faire le point avec elle sur son parcours, et sur la nature et l’évolution de sa voix, entre autres choses…
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Opera-Online : Comment et pourquoi êtes-vous devenue chanteuse d'opéra ?
Anaïk Morel : D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours chanté. Je crois qu'il s'agissait de mon moyen d'expression le plus naturel. Il faut dire que chez nous la musique était omniprésente, mes parents étant tous les deux musiciens, et mes grands-parents des deux côtés étaient également fous de musique. J'ai fait ma scolarité en classes à horaires aménagés au Conservatoire de Lyon, où je pratiquais le violoncelle, et en parallèle j'étais inscrite dans différentes chorales d'enfants. C'était déjà une vie artistiquement riche où j'ai pu très tôt découvrir la joie des concerts, des tournées, tous ces moments de partage et de communion incomparables, ces émotions très fortes données par l'adrénaline lorsqu'on est sur scène, et par les vibrations de la musique. Lorsqu'on a goûté à cela, il est difficile de s'en éloigner... L'évolution logique m'a poussée à tenter le conservatoire en chant, et de fil en aiguille l'entrée au CNSMD de Lyon, l'Opéra-Studio de Munich puis la troupe, et ainsi de suite jusqu'à aujourd'hui. Il s'agit donc pour moi, moins d'un choix délibéré dû à une fascination pour ce métier, ou à une révélation quelconque - je ne me suis pas réveillée un beau matin en me disant « c'est chanteuse d'opéra que je veux faire ! » -, que de quelque chose qui s'est imposé à moi, qui me dépassait presque. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'a pas fallu se battre et beaucoup travailler ! (rires) Cela n'exclut pas non plus les doutes le long du chemin...mais chaque mois, chaque année de plus passés à exercer ce magnifique métier sont une confirmation du fait que je ne me verrais pas ailleurs !
Comment définiriez-vous votre voix à l'heure actuelle ?
Tout dépend de ce que vous entendez par là ! Il est difficile de définir son propre instrument. Si je prends la question du point de vue purement technique, je dirais que ma voix est un mezzo-soprano lyrique qui tendrait vers le soprano dramatique, sans pleinement entrer dans cette catégorie... disons que ma voix s'épanouit de plus en plus dans une certaine vaillance qui pourrait lui permettre d'aborder certains rôles « étiquetés » soprano, mais qui peuvent être distribués indifféremment à des mezzo-sopranos ou à des sopranos, selon ce que l'on veut entendre comme couleur de voix pour ces rôles. Je pense par exemple à Donna Elvira dans Don Giovanni, ou dans un tout autre registre, Ortud dans Lohengrin... Mais les voix sont en perpétuel mouvement, elles sont vivantes, et sans pour autant se disperser dans tous les styles et se glisser dans tous les types de vocalité, ce qui conduirait inévitablement au naufrage vocal, il me semble relativement sain de ne pas se laisser enfermer dans des cases stylistiques, qui empêchent à mon avis d'explorer toute la palette de couleurs de sa voix, de développer une sorte d'élasticité vocale, à condition de rester prudent, dans la pleine conscience de ses possibilités et de ses limites.
Carmen à Montpellier, Pénélope à Toulouse, Ariane et Barbe-Bleue à Lyon et Nancy, Werther à Strasbourg, et ces jours derniers Lancelot de Victorin Joncières à Saint-Etienne, l'opéra français de la seconde moitié du XIXème est votre répertoire de base. Quelles en sont les spécificités et ses exigences selon vous, et quel plaisir y prenez-vous ?
C'est vrai que le répertoire français en général me plaît énormément, je m'y sens à la maison ! Il est très vaste et offre beaucoup de possibilités. Le grand opéra du XIXe siècle s'inscrit dans la continuité des grandes tragédies lyriques du XVIIIe, au sens où il continue d'explorer le développement de figures théâtrales fortes, traversées par des affects forts, où la musique et les effets vocaux sont uniquement au service des affects, un soutien du texte. On n'est pas dans la recherche de la prouesse technique pure mais bien dans la traduction et la transcendance des sentiments, avec toute une rhétorique propre. Bien sûr, au fur et à mesure que l'on avance dans le temps, le langage musical évolue et puise son inspiration par exemple dans le romantisme et le post-romantisme en Allemagne ; c'est le cas de la musique de Joncières, compositeur qui a été très inspiré et influencé par Wagner. Ses opéras en témoignent mais conservent les caractéristiques du discours français. De mon point de vue d'interprète, c'est très jouissif d'essayer de coller au plus possible du texte, de chercher dans ma besace des outils techniques ce qui va m'aider à exprimer le plus justement les affects, les problématiques que va rencontrer mon personnage. La langue, la diction, le rythme et le phrasé sont de formidables passerelles vers l'expression de l'âme humaine !
Comment vous êtes-vous intégrée dans la production de Jean-Romain Vesperini de ce fameux Lancelot justement, et quels ont été pour vous les enjeux vocaux et dramatiques du rôle de Guinèvre ?
J'ai adoré travailler avec Jean-Romain ! Sa vision claire mais pas cadenassée de l'œuvre et des personnages nous a permis de comprendre son univers, tout en ayant l'espace d'apporter notre pierre à l'édifice de cette très belle mise en scène ! J'enfonce des portes ouvertes, mais l'échange est toujours tellement plus intéressant qu'une vision unilatérale et autoritaire ! Et plus personnellement, le rôle de Guinévre est extrêmement attachant dans sa complexité de femme, certes adultère, mais emprisonnée dans sa position de reine, avec la fébrilité de ses sentiments, sa passion dévorante pour Lancelot mais une loyauté revenue envers son roi, qui lui fait prendre la décision de passer le reste de sa vie au couvent, dans l'optique d'une rédemption possible au ciel. Toutes ces nuances, ces émotions, ces luttes intérieures, et l'évolution du personnage doivent se retrouver dans l'interprétation. Tout l'enjeu est de dérouler assez subtilement le fil afin que le spectateur puisse percevoir l'étoffe du rôle sous toutes ses facettes, en vivant avec les protagonistes ce qu'ils traversent. Vocalement, il a fallu trouver une certaine dureté, ou âpreté, pour le premier tableau où Guinèvre est forcée, en public, de maîtriser ses émotions et en même temps où elle essaie de redonner confiance au roi qui doute du bonheur de sa femme, alors qu'elle est déchirée entre le ressentiment envers ce carcan de la fonction royale et de ce mariage « arrangé », et ses élans amoureux envers Lancelot. Ensuite, lors du duo d'amour, il s'agit plus d'explorer le côté voluptueux de la voix, d'aller dans le côté très charnel, sensuel. Quant au quatrième acte, au couvent, on retrouve la résignation d'abord, puis la colère, la tristesse, le désespoir, et enfin la possibilité d'un apaisement, d'un bonheur atteint par l'engagement chrétien. Ce sont autant de couleurs vocales à trouver, mais l'écriture musicale est telle que la voix trouve facilement le chemin, on peut réellement s'appuyer sur Joncières pour puiser la juste énergie vocale, physique, dramatique. Le vrai challenge étant de ne pas s'épuiser dans ce tourbillon, car plus on avance dans l'ouvrage plus le rôle est dense et dramatique. Mais c'est passionnant !
Quels sont vos projets immédiats et comment voyez-vous votre futur, tant en termes d'évolution de votre voix que de rêves de répertoires ou de rôles ?
Le mois prochain, je chanterai en concert des extraits du Chevalier à la rose (NDLR : dans le rôle d’Octavian) avec l'Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine, et ma saison 2021-2022 sera terminée ! La saison prochaine je chanterai le rôle de la Haine dans Armide de Gluck à l'Opéra-Comique, la production d'opéra suivante sera mon entrée dans le monde wagnérien avec Brangäne, dans Tristan und Isolde, au Théâtre du Capitole de Toulouse. J'aurai après cela la joie de retourner à l'Opéra de Munich pour y chanter Matsukaze, un opéra de Hosokawa, compositeur japonais contemporain. Comme je l'ai dit précédemment, ma voix évolue en vaillance et en hauteur, et j'avoue que le répertoire wagnérien m'attire depuis longtemps, et je réalise donc en quelque sorte un rêve avec cette Brangäne, qui j'espère ne sera que le début d'une longue série. Enfin, un de mes rêves les plus fous serait de chanter un jour, dans quelques années, le rôle-titre d'Ariane à Naxos de Strauss, dans laquelle j'interprète pour l’instant le compositeur… mais patience, patience ! (rires)
Propos recueillis par Emmanuel Andrieu en mai 2022
17 mai 2022 | Imprimer
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