Dalila à l’Auditorium de Bordeaux à l’automne 2015, Isabella dans L’Italienne à Alger en décembre de la même année à Saint-Etienne, Vénus (dans Tannhäuser) à l’Opéra de Monte-Carlo en février 2017, Ursule dans Béatrice et Bénédict au Palais Garnier le mois d’après, Arsace (dans Semiramide) à Saint-Etienne en mars 2018, Périchole au Grand-Théâtre de Bordeaux en octobre 2018, Fricka (Die Walküre) l’année d’après à l’Auditorium de cette même ville, Carmen à l’Auditorium de Lille l’été dernier, Nicklausse en début de saison à Bordeaux, et tout récemment Marguerite dans La Dame blanche à l’Opéra-Comique… quel parcours en moins de cinq ans pour Aude Extrémo ! Et comme le souligne chacune de nos dix recensions la concernant, à chaque fois de nouveaux enthousiasmes ! La tentation était grande de passer de l’autre côté du miroir, et partir à la rencontre de la personnalité qui se cache derrière cette chanteuse hors du commun… et nous n’avons pas été déçu non plus !..
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Opera-Online : Comment êtes-vous devenue chanteuse d’opéra ?
Aude Extrémo : Ma vocation de chanteuse d’opéra reste un mystère. La musique classique était tout à fait absente de mon milieu familial. Personne ne jouait d’instrument, personne ne chantait. Rien de la sorte à l’école non plus. J’ai goûté à la scène à l’âge de 4 ans en faisant de la danse. Ce fut déjà intense. Mais c’est à l’âge de 11 ans que j’ai ressenti une sorte d’appel qui venait je ne sais d’où, je me suis fait la promesse que je serais chanteuse. Une chanteuse « à voix ». Chanter, c’est métaphysique pour moi, nécessaire. C’est profondément terrien, animal et... humain. Un pont entre plusieurs mondes, connecté à tous les événements de la vie, la mort, les sentiments, les émotions, le connu et l’inexplicable de la vie.
Il a été compliqué de me frayer un chemin, je ne savais pas vers où me diriger, ce monde m’était tout à fait étranger. Cela a été accompagné d’un sentiment d’exclusion qui m’a suivie longtemps. Vers l’âge de 19 ans, j’ai pris des cours de chant lyrique pour avoir une technique, quel que soit le style de ce que je chanterais plus tard, puis je suis entrée au conservatoire de Bordeaux à l’âge de 20 ans, où j’ai eu la chance de rencontrer celui qui est toujours mon professeur. Et là, j’ai découvert l’opéra, la technique vocale, la musique classique, le solfège, j’ai plongé dans tout cela d’un coup, je me suis sentie chez moi, et j’ai beaucoup travaillé.
Au début, ma voix était enfantine et indéterminée. Au bout de quelques mois de cours, j’ai fait un rêve étrangement cocasse dans lequel un petit homme barbu m'expliquait que si je n’arrivais pas à bien chanter, c’était parce que je me fourvoyais dans un répertoire de soprano, alors que j’étais mezzo (rires). Le lendemain même j’ai trouvé les couleurs fondamentales de ma voix.
Je continue de beaucoup travailler, c’est un plaisir pour moi, je joue (modestement) du piano tous les jours, j’étudie des langues étrangères, je suis tout le temps en apprentissage. J’ai mis longtemps à intégrer mon émotivité, le trac était très fort, la confiance pas de suite au rendez-vous et l’exigence personnelle très élevée. Aujourd’hui je me sens à ma place sur une scène d’opéra, là où je dois être, c’est un lieu béni, un lieu habité.
Après deux ans de conservatoire, avec les chanteurs de ma classe qui sont restés des amis et font quasiment tous une carrière, nous avons créé une association que nous avons gérée totalement, artistiquement, administrativement, la publicité, les décors, les éclairages, les plannings, la mise en scène, les programmes, tout ! Ca a été une formation extraordinaire à tous niveaux, et nous avons fait de grands progrès vocaux et scéniques, et avons goûté à une liberté dans notre créativité qui nous a donné une force et une exigence singulières.
A 24 ans je suis entrée à l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris où je suis restée deux ans. Puis j’ai commencé les auditions, les productions, la vie de chanteuse…
Le Grand-Théâtre de Bordeaux est la salle où vous avez le plus chanté. Quels liens entretenez-vous avec les lieux et l’institution dirigée par Marc Minkowski en général ?
J’ai fait mes études à Bordeaux, mais j’ai dû attendre quelques années avant d’y chanter. Juste avant l’arrivée de Marc Minkowski, j'avais interprété ma première Dalila en version de concert grâce à Isabelle Masset et Thierry Fouquet. Un merveilleux souvenir !
Marc Minkowski et son collaborateur Julien Benhamou m’ont auditionnée quelques mois après leur arrivée à Bordeaux, il y a trois ans maintenant. Et ce fut une rencontre incroyable, ils ont cru en moi tout de suite, me donnant des rôles magnifiques dans de superbes lieux, comme celui de La Périchole que nous avons jouée à Salzbourg, Brême, Montpellier, puis enregistrée à Bordeaux avec le Palazetto Bru-Zane, ou encore Nicklausse dans une version très riche pour ce personnage à Baden-Baden et à Bordeaux. Une complicité artistique qui m’est très précieuse a eu le temps de se tisser avec Marc.
Puis il y a eu ma première Fricka (Die Walküre), il y a tout juste un an à l’Auditorium. Une grande découverte pour moi, un rôle magnifique, très adapté à ma voix. Marc et Julien n’ont jamais eu peur de mon absence d’expérience dans ces rôles, ni du fait que ces styles sont très divers, ni de ma carrière encore embryonnaire et pas très médiatisée. Cette confiance a changé ma vie ! Je serai Carmen à Bordeaux en juin 2021. Ca ne sera pas ma première Carmen, mais Marc Minkowski a été l'un des premiers à me la proposer.
Quel rôle vous a le plus marqué jusqu’à présent et lequel rêvez-vous le plus d’interpréter ?
Difficile à dire… Je suis marquée par mes rôles en général, ils ont chacun leur univers. Mais j’aime ceux qui me permettent de m’exprimer sur la longueur plutôt que les rôles brefs dans lesquels je n'ai pas le temps de me déployer. Je rêve de rechanter Dalila. Ce rôle est réellement parfait pour ma voix, et après l’avoir expérimenté en version concert (donc avec très peu de répétitions), j’aimerais avoir le temps de l’incarner sur scène, de l’explorer pendant plusieurs semaines et de le jouer de nombreuses fois, pour vraiment l’habiter dans toute sa puissance et sa complexité.
Je rêve aussi du répertoire italien. J’ai chanté Amnéris à l’Opéra de Massy il y a quelques années, ainsi que le Requiem de Verdi à plusieurs reprises. Verdi, c’est une écriture fantastique ! Avec la maturité, j’aborderai des rôles comme Eboli, Azucena, Ulrica. Et j’ai hâte que l’on me confie des emplois véristes… Santuzza par exemple, ou la Princesse de Bouillon..
J’ai une grande passion pour la musique russe, depuis mes débuts. L’opéra, la mélodie, j’adore tout. La langue russe également. Je rêve de Lyubasha (La Fiancée du Tsar), ou encore de Konchakovna (Le Prince Igor) ou Marfa (La Khovantchina). En français, ce sont des rôles comme Charlotte, Mère Marie, Hérodiade, qui m'attirent… Il y a aussi Marguerite dans La Damnation de Faust, mais ça c’est déjà en projet, j’en suis tellement heureuse ! Et enfin, il y a la mystérieuse Carmen que je n’ai pour le moment chantée qu’une seule fois, mais qui me tiendra compagnie longtemps je l'espère. Voilà, il y en a beaucoup !
A titre personnel, nous gardons un souvenir très fort de votre participation dans la version française de Tannhäuser (rôle de Vénus) à l’Opéra de Monte-Carlo. Pouvez-vous nous en parler ?
Jean-Louis Grinda est une autre figure très importante dans mon parcours. Il m’a auditionnée pour la première fois lorsque j’avais 25 ans et m’a ensuite régulièrement proposé des rôles en commençant par le Page dans Salomé de Strauss, et trois rôles dans L’Enfant et les sortilèges. Puis il m’a proposé Vénus, m’accordant une confiance que, très honnêtement, je n’aurais pas eu moi-même. C’est un rôle assez court mais extrêmement difficile, surtout dans cette version. La tessiture est quasiment celle d’un soprano, wagnérien en plus !
J’ai progressé énormément avec ce rôle, j’ai pris une grande confiance en moi, en mon mental, en mon instrument, j’ai découvert une force que je ne me connaissais pas. La mise en scène (de Jean-Louis Grinda) était sublime, la distribution magnifique, j’étais très fière de faire partie de cet événement qui m'a aussi permis de rencontrer la grande Nathalie Stutzmann qui nous dirigeait. Elle m’a ensuite invitée à chanter La passion selon Saint Matthieu à Rotterdam et Sao Paulo. Ce fût un grand privilège (et une pression monstrueuse !) d’être guidée par elle dans cette partie d’alto dans laquelle elle excelle depuis le début de sa carrière. Nathalie est aussi une rencontre importante pour moi. Ce Tannhäuser fut donc un moment fort et j’ai hâte de retourner à Monaco la saison prochaine pour y interpréter Carmen !
Quel est votre état d’esprit face à la crise que nous traversons ? Vous êtes parmi les signataires de la Lettre ouverte du Collectif des Chanteurs Lyriques de France…
Mon ressenti est que nous avons besoin de clarté. Cette crise révèle le flou qui caractérise notre position en tant que chanteurs et artistes en général. Les contrats se révèlent n’être pas assez précis sur certains points : comment sommes-nous protégés, quels sont nos droits ? Dans et au-delà de cette crise, quelle est notre place, notre légitimité ?
Notre métier a une image souvent très poétique, mais il est au moins aussi concret qu’un autre, et aussi utile. Comme cela s’est dit souvent depuis le début du confinement, que ferions-nous en ce moment sans la musique, le cinéma, la danse, sans cette nourriture qui est un besoin humain fondamental. Et je ne parle pas de toutes les retombées économiques dont souffriront les restaurants, les hôtels, les transports, les produits dérivés, le tourisme, etc.
L’Association Unisson (que nous évoquions récemment) fondée sur cette première « Lettre ouverte », ouvre ces questions, concernant les problèmes immédiats de paiements, d’annulations, de reports (etc.), mais aussi les futures conditions d’existence qui seront les nôtres. A mes yeux, il faudrait prévoir les choses de manière plus pragmatique, équilibrée, et assumer de donner une vraie place à la culture dans le pays. J’ai foi dans le lien social tissé par l’art, par la communion autour du beau, le partage des émotions. L'artiste a un regard sur le monde qui invite à voir différemment, et à bousculer le conditionnement.
Comment vivez-vous le confinement et comment organisez-vous vos journées ?
Une fois le premier choc passé, et ayant la chance d’être en bonne santé, ainsi que tous mes proches, ce confinement a soulevé des questions avant tout d'ordre existentiel : qui suis-je lorsque je ne chante pas ? Quelle est la place de l'ambition ? Quel est le sens de tout ça ? Les réponses ne sont pas encore pour demain… (rires) Ce que je sens, c’est qu’on reste chanteur, artiste, même quand on n’est pas sur scène. Nous avons besoin d’un regard extérieur bien sûr – et accessoirement d’un orchestre ou d’un pianiste pour nous accompagner ! (rires). Mais on n’en reste pas moins chanteur, c’est une manière d’être au monde. Alors concrètement, j’organise mes journées entre le sport, le yoga, et mes activités habituelles de chanteuse. Je continue de donner corps à ma passion et j’attends avec impatience le retour sur scène. J’en profite aussi pour reprendre la pratique du flamenco que je rêve de savoir danser un jour. Je cuisine, et je contemple. Je vis à la campagne, la nature a sa vie et son énergie propres. C’est essentiel pour moi.
Vous devez être également très déçue de l’annulation de la Carmen que vous deviez chanter ce mois-ci au Festival International d’Opéra Alejandro Granda au Pérou ?
Il est tout à fait possible que cette Carmen soit repoussée d'un an ! Les dates correspondraient, reste à savoir si les choses seront revenues à la normale, et si cela pourra être maintenu. J’ai bon espoir de voir le Pérou !
Vous avez abordé le rôle à Lille la saison dernière. Quels souvenirs en gardez-vous ?
Ce rôle a été une révélation. C’était une version de concert, heureusement mise en espace, mais avec seulement une semaine de répétitions. C’est un temps court pour une prise de rôle, mais ça s'est passé de manière très fluide, grâce au chef d'orchestre Alexandre Bloch, formidable de précision, de souplesse, d’efficacité, et tellement attentif aux chanteurs. Ce fut une énergie assez foudroyante d’interpréter ce personnage. D’ailleurs je souffrais d’insomnies totales certaines nuits tant mon corps était « électrisé », c’était désespérant de voir défiler les heures, notamment avant la générale et avant la deuxième représentation.
Ce que j’ai vu dans Carmen, c’est une intégrité totale, son refus d’être menée par la peur qui fait que même la mort est toujours plus acceptable que de se soumettre à ce que l’on sent être une aliénation, un chantage, un désir de convenir, bref, une fausseté intérieure. Et de cette assomption-là se dégage une énergie monstrueuse, comme si Carmen était passée dans une autre réalité où certaines limites psychologiques sont effacées.
Et le belcanto ? C’est un genre que vous semblez apprécier et dans lequel vous excellez comme on a pu le constater à Saint-Etienne avec vos incarnations de Isabella et Arsace ?
Oui, j’aime énormément ce répertoire ! Isabella et Arsace me correspondent très bien, et c’est un travail qui me paraît indispensable pour l’équilibre de ma voix. Les vocalises, les phrasés du belcanto, cela maintient un savoir-faire, une « sanité » vocale indispensable à tous les styles. Il n’est pas à la mode de trop se diversifier aujourd’hui dans le sens où on aime caser les chanteurs dans des catégories bien précises : un tel est « rossinien », un autre « verdien », un autre « baroque », etc. Je ne crois pas du tout à ces étiquettes, je pense même qu’être trop spécialisé crée des déséquilibres (y compris musculaires) et donc des lacunes. Ensuite, il faut bien sûr adapter sa technique au style, tout en étant attentif à ses limites organiques, et dans le respect de sa sensibilité artistique. On n’est pas obligé de tout chanter ! Mais cela vient alors d’une éthique, et c’est elle qui doit guider principalement le chanteur, plus que des injonctions extérieures.
Comment voyez-vous l’avenir et quels sont vos projets ?
Je n’ai jamais réussi à voir trop loin dans l’avenir, aujourd’hui moins que jamais ! J’essaie d’être attentive à ce qui se passe en moi et autour de moi, de suivre mon instinct et de l’assumer. Au jour le jour, comme on dit… J’ai trois Carmen en projet pour la saison prochaine, à Monaco, à Lima et à Bordeaux, et des collaborations avec le Palazetto Bru-Zane, comme à Tours par exemple pour le rôle-titre de Djamileh de Bizet, et également pour un concert à Venise autour de Pauline Viardot, qui me tient énormément à cœur ! Aussi, je découvre et décortique quotidiennement Le Visage Nuptial de Pierre Boulez que je chanterai en janvier prochain. J'interpréterai également Les Nuits d’été de Berlioz, pour la première fois avec orchestre, je m’en réjouis énormément ! Evidemment, plus rien n’est vraiment sûr en ce moment, des productions vont être reportées, décalées, les plannings vont s’entrechoquer. Alors à un certain moment, je pense qu’il faut s’atteler aux choses sur lesquelles nous pouvons agir, et lâcher prise pour le reste…
Propos recueillis en avril 2020 par Emmanuel Andrieu
02 mai 2020 | Imprimer
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