Le 2 juillet prochain, Barbara Hannigan chantera Mélisande, sous la direction d’Esa-Pekka Salonen, dans une nouvelle production très attendue de Pelléas au festival d’Aix-en-Provence. Pour elle, c’est presque de la musique ancienne : au cours de sa carrière, le répertoire d’aujourd’hui occupe une place essentielle, et même l’auditeur le moins ouvert à la musique contemporaine ne peut que reconnaître que ce n’est pas faute de mieux qu’elle s’en fait une avocate. Pour chanter ce répertoire, il faut d’abord une musicalité à toute épreuve, capable de répondre sans délai aux écritures les plus imprévisibles ; mais on a connu bien des experts du déchiffrage chez qui, hélas, le matériau vocal ou l’intensité interprétative n’était pas à la même hauteur.
Puis vint Barbara Hannigan : puisque c’est à Aix qu’elle va ces jours-ci faire montre de son engagement scénique en même temps, c’est à Written on Skin qu’on pense immédiatement, l’opéra de George Benjamin qui y fut créé en 2012. Le triomphe de cette création reprise partout dans le monde est une étape importante pour l’histoire de l’opéra, puisqu’elle marque la fin d’un purgatoire injuste pour la création lyrique, et en même temps la confirmation que l’opéra d’aujourd’hui avait trouvé une interprète idéale en la personne de Barbara Hannigan, une voix légère et souple, moins portée sur l’expressionnisme que sur les entre-deux du sentiment, dans la subtilité des contre-jours et qui, avec toutes ses éminentes qualités instrumentales, ne se résigne jamais à jouer les utilités.
Mais Barbara Hannigan n’est pas chanteuse seulement : à l’opéra, elle est aussi éminemment actrice, bien aidée par son physique de liane à la chevelure de sirène, mais surtout animée par, n’ayons pas peur des mots, un véritable feu sacré. Ce n’est pas l’engagement conventionnel des chanteurs d’opéra voulant bien faire leur travail, c’est véritablement une vocation d’actrice – là encore, c’est un signe des temps, où l’idée qu’un chanteur doive sacrifier le théâtre pour mieux se concentrer sur sa voix paraît de moins en moins compréhensible, comme si le théâtre ne pouvait être aussi, pour le chanteur, un soutien de l’interprétation ; mais personne autant que Barbara Hannigan n’aura rendu cette équation aussi naturelle. Rien d’étonnant, par conséquent, qu’elle ait fait de Lulu son rôle fétiche, d’abord dans la mise en scène de Krzysztof Warlikowski, puis la saison prochaine avec Christoph Marthaler, deux metteurs en scène avec lesquels son envie de théâtre trouve à se nourrir. On n’avait jamais entendu ni vu une telle Lulu, ne sacrifiant jamais la note au texte, ni le texte à la note (les deux options entre lesquelles doivent choisir la plupart des Lulus !), et trouvant encore assez de ressources en elle pour soumettre son corps à un engagement physique absolu et pourtant maîtrisé. Les Parisiens se souviendront longtemps de son interprétation de La Voix humaine de Poulenc, avec Warlikowski et Salonen encore, et le DVD de Lulu témoigne, entre beaucoup d’autres qualités, que l’actrice-chanteuse sait aussi, à l’occasion, danser sur pointes. En concert, elle n’est pas seulement la créatrice d’environ 80 œuvres des compositeurs les plus divers, souvent aussi la dédicataire, voire la commanditaire : elle a ainsi mené un projet très personnel autour du personnage d’Ophélie dans Hamlet, dont est sorti le très beau Let me tell you composé pour elle par Hans Abrahamsen (un enregistrement existe). Elle n’est pas seulement la soprano qu’avait choisi Pierre Boulez pour l’ultime tournée de son chef-d’œuvre Pli selon Pli. Elle est aussi, depuis quelques années, chef d’orchestre, sans pour autant renoncer à chanter. Elle ne se plie pas, on s’en doute, aux routines du concert symphonique : le répertoire qu’elle y dirige, avec ou sans sa voix, est hors des sentiers battus, y compris pour les compositeurs on ne peut plus classiques (des symphonies de Haydn ignorées des grands chefs symphoniques), avec un goût prononcé pour les petites formes et pour les juxtapositions à rebours de la chronologie, par affinités électives. La musique contemporaine n’aurait jamais osé espérer un tel interprète : quand elle chante Mozart (ça lui arrive), les plus exigeants mozartiens sont aux anges ; quand elle chante Nono, Ligeti, Dutilleux, ou quand elle crée de nouvelles œuvres, l’extraordinaire musicalité de Barbara Hannigan restitue à ces œuvres tout le naturel, toute la plénitude sonore, toute l’évidence musicale que les compositeurs y ont mis et qu’on n’y entend pas toujours, soit faute d’ouverture d’esprit chez les auditeurs, soit faute de limites techniques et interprétatives chez les musiciens qui les prennent en charge. C’est un cadeau pour les compositeurs, mais c’est aussi un cadeau pour le public à qui elle sait faire oublier la frontière imaginaire entre musique classique et musique contemporaine.
Dominique Adrian
30 juin 2016 | Imprimer
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