La mezzo franco-suisse Ève-Maud Hubeaux nous avait déjà fait forte impression dans Le Vaisseau fantôme et La Dame de pique, pendant ses années à l’Opéra Studio de l’Opéra national du Rhin. Des seconds rôles chez Rossini (Ermione au Théâtre des Champs-Élysées en 2016, Le Comte Ory à l’Opéra Comique en 2017), Brangäne dans Tristan et Isolde, Thibault (à l’Opéra Bastille) puis Eboli (à l’Opéra de Lyon et à la Wiener Staatsoper) dans Don Carlos la hissent au sommet. Elle a fait partie cette saison à l’Opéra de Lyon des captations d’un joli Béatrice et Bénédict par Damiano Michieletto et d’un Château de Barbe-Bleue violent et peu consensuel (Andriy Zholdak).
Du 21 mai au 13 juin, cette diplômée en droit retrouvera le public en chair et en os au Palais Garnier dans un des deux rôles principaux du Soulier de satin de Marc-André Dalbavie, création mondiale d’après la pièce-fleuve de Paul Claudel, mise en scène par Stanislas Nordey. Une œuvre titanesque de six heures pour seize solistes en scène, qui marquera la réouverture du public de l’Opéra de Paris après des mois de silence. Elle nous conte cette folle aventure quelques minutes avant la pré-générale…
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Opéra Online : Vous avez déjà chanté à l’Opéra Bastille, mais Le Soulier de Satin sera votre première fois au Palais Garnier. Selon vous, quelles sont les différences majeures entre les deux salles de l’Opéra national de Paris ?
Eve-Maud Hubeaux : Quand on est spectateur à Bastille, on se dit que ça doit être terrifiant d’être sur scène devant une telle salle, mais en fait pas du tout ! Depuis le plateau, la salle ne paraît pas aussi grande, probablement parce que tout est « dimensionné » à Bastille. Et quand on arrive à Garnier, théâtre à l’italienne avec un plateau plus étroit, on se dit que ça ira. Mais on se rend compte, en commençant à compter les fauteuils depuis la scène, qu’on avait peut-être sous-estimé l’affaire (rires). Au niveau de l’acoustique, les défis sont les mêmes pour les chanteurs dans les deux salles car les balances de son dépendent vraiment de la place. Un assistant du chef va dire qu’il entend trop l’orchestre à un endroit, alors qu’un autre va dire que c’est parfait.
Pour le plaisir des yeux, c’est quand même incroyable d’arriver à Garnier tous les matins. En plus, Chagall est mon peintre préféré. La première fois que je suis venue, j’étais très jeune, c’était pour une visite publique. Le plafond de Chagall était la seule chose qui m’intéressait ! Dans Le Soulier de satin, je suis allongée en avant-scène face au plafond pendant une dizaine de minutes pour une scène. Je regarde le plafond, c’est le paradis absolu ! Quand on parle de l’Opéra de Paris aux étrangers, ils pensent forcément à Garnier. Et c’est la déception quand on dit qu’on chante à Bastille, comme si le spectacle avait moins de valeur !
Marc-André Dalbavie a-t-il composé la musique du Soulier de Satin en fonction des possibilités de votre voix ?
J’ai rencontré Marc-André il y a environ deux ans et demi pour parler de ma tessiture, de mon répertoire, de mes possibilités. Et pour être honnête, on ne peut pas dire que le rôle de Doña Prouhèze ait vraiment été écrit pour moi (rires) ! Il m’a bien sûr demandé si je pouvais faire certaines notes, mais l’écriture correspond plus à une sorte de grand soprano lyrique, voire dramatique, que d’un mezzo.
Comment avez-vous travaillé ensemble ?
Il m’a envoyé de temps à autre quelques scènes, mais la partition finale avec piano a été finalisée il y a quelques mois en raison de plusieurs remaniements de livret et de projet. L’opéra devait initialement être monté à Bastille. Stanislas Nordey avait imaginé une mise en scène qui, pour des raisons d’évacuation de public, a été interdite par la municipalité. Donc il y avait aussi tout un projet musical derrière. La deuxième partie, notamment, était composée de scènes qui se juxtaposaient. Marc-André a été obligé, à un an de la première, de réécrire un tiers de l’opéra ! À partir de ce moment-là, les échanges entre Marc-André et moi sont restés en suspens. Ensuite, pendant le premier confinement, l’Opéra était à l’arrêt complet, il était quasiment impossible d’échanger. Depuis le début des répétitions, on a plutôt discuté de points dramaturgiques que de difficulté vocale. Beaucoup de passages aigus étaient très difficiles à chanter pour moi, mais chaque fois que Marc-André réécrivait des passages compliqués, on se rendait compte assez rapidement que ça ne « marchait » pas avec l’orchestration. Je crois qu’on a tous vraiment à cœur de défendre le projet de Marc-André, son œuvre telle qu’il l’a voulue et imaginée. Même si c’est parfois inconfortable à chanter, on se donne tous au maximum pour défendre tout le sens qu’il y a derrière son travail.
Comment définiriez-vous la musique et la prosodie de cet opéra ?
Le texte est vraiment celui de Claudel, il n’y a pas de réécriture. Raphaèle Fleury, la librettiste, a été extrêmement scrupuleuse de ne pas toucher aux vers claudéliens. C’est très compliqué de faire comprendre le sens du texte parlé et chanté, avec ces phrases très longues, où le verbe se retrouve parfois à la fin. Musicalement, il y a beaucoup de leitmotive plus dramaturgiques que liés à un personnage en particulier. Sauf quand l’Ange apparaît, où il y a deux grands moments de célesta que Marc-André a dédiés à Olivier Messiaen : un enchaînement de quatre mesures se répète à l’infini.
Marc-André a vraiment cherché à pousser le sprechgesang à l’extrême, par rapport à ses opéras précédents. Il y a quatre types d’écriture dans la partition : du texte parlé ; du texte « scandé » sur les notes (la note doit résonner en rythme dans la voix parlée. Il faut que ce soit à peu près les notes, sans trop d’air, mais quand même bien projetées) ; du texte chanté non-opératique sur les notes, comme de la variété, sans trop de vibrato ou de projection (pour moi la voix la plus difficile à trouver, car ma voix d’opéra n’est pas du tout naturelle, elle a demandé des années de travail. Je ne chante pas sous ma douche, et encore moins de variété !) ; du texte chanté comme à l’opéra. Ces quatre écritures se mélangent constamment. Et parfois, l’écriture change pour une note ou un mot. C’est non seulement difficile à apprendre par cœur, mais je pense qu’un des plus gros défis est de trouver la justesse de ce que Marc-André cherche dans la voix. Même le texte parlé doit être dans la résonance du texte chanté pour qu’il n’y ait pas de rupture au moment de repasser au chant. C’est quelque chose que je n’ai pu comprendre qu’une fois avec lui. On ne pouvait pas le préparer en amont, donc il a donc fallu passer du temps là-dessus pendant les répétitions. C’est un sacré boulot pour tout le monde, et en particulier pour les non-francophones ! Mais on a hâte de retrouver l’énergie donnée par le public !
Le rôle de Doña Prouhèze a-t-il une signature musicale dans l’œuvre ?
Prouhèze est probablement le personnage le plus complexe de l’œuvre car elle passe par presque autant d’états d’âme qu’il en existe au théâtre. Au début, il y une tension sexuelle un peu froide avec Don Camille. Dans la deuxième scène, elle devient peste avec Don Balthazar. Tout à coup, elle donne son soulier à la Vierge, on passe à la dévotion mystique. Ensuite, elle et Doña Musique sont comme deux gamines qui se chamaillent. Et caetera jusqu’à la grande scène finale avec Rodrigue. Elle a dix ans de plus, c’est une femme, elle est devenue mère, s’est remariée. Le personnage n’est plus le même qu’à la première scène, aussi bien théâtralement que musicalement, et c’est absolument passionnant de pouvoir défendre cela. On n’a pas trouvé avec Béatrice Uria-Monzon de rôle de mezzo qui soit aussi long que Prouhèze. À mon avis, c’est la même durée qu’Isolde ou Élisabeth dans la version en cinq actes de Don Carlos.
Dans le rôle de Doña Prouhèze, l’amour pour Rodrigue est passionnel mais toujours exprimé à travers d’autres personnages, comme un relais. Comment exprimez-vous cet amour ?
C’est surtout une question de mise en scène. Je défends Prouhèze dans l’action, et non ce qui se passe à travers les autres personnages. En tout cas, je peux dire que quand je suis sur scène, on a poussé cet amour non-consommé à son paroxysme, parce Rodrigue et Prouhèze ne se touchent jamais. Le duo, tel que Marc-André l’a écrit, me fait beaucoup penser au deuxième acte de Tristan et Isolde. Il ne fait pas quarante-cinq minutes, mais on sent que s’il avait pu, il l’aurait fait. Il se construit vraiment en petites étapes jusqu’à une fin musicalement éblouissante. Cependant, ça ne marche que parce qu’il y a eu avant quatre heures de « je t’aime, moi non plus », sans se toucher, sans se regarder. Stanislas (Nordey) fait très bien apparaître le cheminement parallèle de Rodrigue et Prouhèze. Par exemple, dans la troisième journée, la vision de Prouhèze avec l’Ange s’enchaîne directement avec une scène entre Rodrigue, Doña Isabel et le Capitaine, qui se passe à l’autre bout du monde. Prouhèze reste à l’avant-scène, et le spectateur voit le corps de Prouhèze étendu dans une semi-pénombre (c’est la scène où je regarde le plafond) aux pieds de Rodrigue, qui parle d’elle à Doña Isabel, déçue de ne pas être aimée de Rodrigue. Je trouve ça absolument génial ! Et je suis sûre que le spectateur ressent cette proximité émotionnelle en voyant toutes les petits détails que Stanislas a disséminés.
La mise en scène de Stanislas Nordey semble jouer avec le côté « en cours de création », avec une dimension plus théâtrale qu’illustrative…
Les deux dimensions se chevauchent. Stanislas a suivi les didascalies au pied de la lettre, notamment le côte « bazar organisé » que voulait Claudel. Au début, on est tous en jean baskets, avec un bout de costume. Les deux comédiens extraordinaires que sont Yann-Joël Collin (l’Irrépressible) et Cyril Bothorel (l’Annoncier) font les transitions entre toutes les scènes, en lisant les didascalies ou en dialoguant. Ils tiennent le spectacle à bout de bras, avec un comique assumé, et souvent un énorme second degré. Ça donne un élan à l’œuvre, ça lui enlève le côté pesant. Stanislas a extrêmement bien respecté le mélange de registres de la pièce, tout comme les moments de grand drame. Et il n’a pas cherché non plus à vouloir faire une réinvention tarabiscotée dans un asile ou sur la Lune. Il nous a dit dès le départ qu’il ne voulait pas rendre la pièce encore plus complexe qu’elle ne l’était. Ce n’est pas comme si on montait tous les jours Le Soulier de satin ! Il faut aussi être réaliste par rapport aux trois semaines de répétition qu’on a eues à Bastille avant d’arriver sur le plateau, ce qui est peu pour une œuvre aussi longue. Stanislas était extrêmement bien préparé. Ça fait plaisir de voir un metteur en scène aussi engagé !
On vous a beaucoup vue dans des mises en scènes peu traditionnelles. Est-ce un choix de votre part ?
La plupart du temps, quand on est engagé pour un rôle, on ne connaît pas à l’avance le metteur en scène. Si c’est absolument indispensable, l’agent peut obtenir l’info, mais ce n’est pas systématique. Et en général, quel que soit le rôle, les maisons d’opéra ne veulent pas le dire pour éviter qu’un chanteur choisisse ou non un rôle pour la mise en scène. Mon dernier spectacle en date de ce style, c’était Le Château de Barbe-Bleue à l’Opéra de Lyon. En signant, je savais qu’il y avait les deux versions, mais pas que ce serait Andriy Zholdak. Je l’ai découvert quand la saison a été annoncée. Une fois que vous avez signé, il faut faire avec ! Je ne peux donc pas vous dire que ce soit un choix de ma part d’avoir fait beaucoup de mises en scène très contemporaines. Certaines m’ont plu, et d’autres pas du tout. Quand on fait du répertoire autre que du grand répertoire italien, il y a forcément plus de « risques ». Pour Le Soulier de satin, je ne dirais que la mise en scène soit classique. Certes, on a des très beaux costumes d’époque (et c’est un vrai plaisir) et on ne court pas dans tous les sens, mais est-ce que le fait de courir dans tous les sens rend une mise en scène moderne ? Parfois, en mise en scène, j’ai l’impression qu’on confond modernité et agitation.
Les mises en scène plus complexes demandent aussi un engagement physique important…
Alors oui, l’engagement physique, je suis connue pour ça, c’est certain. Avec les remplacements de dernière minute, ce sont mes deux étiquettes qui commencent à bien fonctionner (rires). Cela ne me dérange pas de faire des choses très physiques à partir du moment où c’est justifié. Dans Le Soulier de satin, j’ai dit dès le départ à Stanislas qu’au vu de la durée de l’œuvre et la quantité que j’ai à chanter, ça ne serait pas possible que je coure pendant six heures. Au début des répétitions, on ne connaissait pas parfaitement les partitions, et il a eu un peu peur en nous voyant très statiques. Il n’osait pas trop, mais je lui disais ensuite qu’il pouvait nous en demander plus ! Prouhèze, même si elle est un peu mutine au départ, reste un personnage d’une grande noblesse, qui doit avoir un certain port physique. Ça n’aurait pas de sens, dans cette mise en scène, que Prouhèze coure et se traîne au sol.
Quand Christophe Honoré m’avait mise en fauteuil roulant en Eboli dans Don Carlos à l’Opéra de Lyon, tout le monde se disait « Hubeaux, elle peut tout faire, partout, en toute situation » (rires). J’ai accepté la proposition parce que je trouvais ça marrant. À l’entracte, les gens se demandaient si je m’étais cassé la jambe au ski ou si c’était un choix de mise en scène. C’est devenu contre toute attente un sujet récurrent de cette production, alors que c’était anecdotique au départ ! Cela aurait été dommage de passer à côté…
Vous aimez beaucoup la cuisine et le sport, que vous partagez sur Instagram…
J’aime beaucoup cuisiner, et il faut avouer que c’est assez instagrammable. Je fais du sport, j’adore me promener dans la nature, je skie beaucoup quand je peux l’hiver, mais ce n’est pas forcément instagrammable au quotidien. La cuisine, c’est quelque chose que j’aime partager avec les gens parce que c’est accessible à tous. Ça crée un lien chaleureux avec les gens qui me suivent. Un de mes followers m’a demandé de faire une story si je préparais des macarons. Justement, j’ai l’intention d’en faire en cadeau de première, vendredi, donc ça tombe bien ! Et puis j’adore vraiment cuisiner (elle nous montre ses préparations du jour : filet de bœuf cuit à basse température, madeleines et riz au lait), je n’achète presque rien de transformé. À Paris, c’est terrible, entre les pâtisseries et les traiteurs incroyables, les tentations sont partout, et c’est difficile de garder la ligne !
Vous cassez aussi le mythe de la chanteuse intouchable et inaccessible, avec un régime draconien…
Alors attention, si je veux chanter correctement, je dois suivre un régime très strict, sans tomates, boissons gazeuses, alcool, chocolat ou épices. Certains chanteurs peuvent aussi avoir des problèmes avec le gluten. Je fais beaucoup de sport pour rester en forme pour mes rôles. Mais il faut aussi à un moment trouver son équilibre à soi. Il est certain que les réseaux sociaux cassent le mythe du chanteur dans sa bulle. Alors effectivement, les trois jours avant la première, je ne parlerai pas, je ne ferai pas d’interview, parce qu’il faut que je puisse chanter vendredi et dimanche. On vit un peu comme des carmélites dans notre carmel. La cuisine permet de montrer une autre facette de ce qu’on fait. Je ne partage pas la manière dont je m’échauffe car je trouve ça peut-être trop intime. Mes réseaux sociaux montrent des choses un peu plus rigolotes dans ma vie à côté, et peuvent me rapprocher des gens qui ne sont pas dans le milieu de l’opéra. Je trouve chouette que des amateurs d’opéra me disent comment ils font leurs macarons ou me sauvent la mise quand je rate mon caramel (rires) !
Propos recueillis le 17 mai 2021 par Thibault Vicq
Le Soulier de satin, de Marc-André Dalbavie, du 21 mai au 13 juin 2021 à l’Opéra national de Paris (Palais Garnier)
19 mai 2021 | Imprimer
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