Le ténor samoan Pene Pati chantait Amenophis dans Moïse et Pharaon, la soprano égyptienne Amina Edris s’apprêtait à faire la prise de rôle d’Adalgisa dans Norma. Nous avons profité de la présence concomitante des deux artistes au Festival d’Aix-en-Provence pour prendre rendez-vous pour une interview croisée.
Ils explorent le champ des possibles dans des répertoires éclectiques et polyglottes pour se projeter dans des carrières, à court terme… ou plus loin.
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Bonjour Amina, bonjour Pene, nous étiez donc tous deux au Festival d’Aix-en-Provence où c’était votre première participation. Vous, Pene, vous interprétiez Amenophis et vous Amina, Adalgisa dans Norma. Deux prises de rôles, deux répertoires inhabituels…
Pene Pati : En effet, c’était mon tout premier Rossini. Je ne pensais pas chanter Rossini. Mais il s’agit là d’une œuvre de maturité, lyrique avec peu de vocalises.
Amina Edris : En ce qui me concerne, Adalgisa n’est pas mon répertoire naturel, même si le rôle a été écrit pour une soprano. A priori, ce n’était pas un rôle que j’avais pensé interpréter un jour.
Néanmoins, Adalgisa est un personnage intéressant. Au début du trio, elle réfléchit à ce qu’elle va faire ; à la fin du trio, elle a décidé. Elle choisit l’amitié plutôt que l’amour. Quoi qu’il en soit, j’adore les rôles de bel canto.
Puisque nous y sommes, parlons un peu de bel canto. Pene, on vous a largement découvert en France, en 2018, lorsque vous avez chanté le rôle de Lord Percy dans Anna Bolena à Bordeaux.
PP : J’adore le bel canto. C’est un répertoire exigeant ; mais je crois, si je puis dire, que j’ai le style pour cela ! La musique est souvent assez simple donc l’attention est centrée sur les voix et cela expose votre technique. J’aime le legato dans cette musique. Et, étrangement, j’aime le bel canto dirigé par des chefs français…
Quels rôles avez-vous déjà chantés ?
PP : L’Elixir d’amour, Anna Bolena, Lucia et… à venir, Lucie en français, ici même l’an prochain en version concert. J’ai également chanté Ernesto dans Don Pasquale... Par ailleurs, je connais le rôle de Roberto Devereux. J’ai été « la couverture » d’un autre chanteur, mais je ne l’ai, finalement, pas chanté en scène. Enfin, j’ai failli oublier mais Elvino (dans La sonnambula) a été mon tout premier rôle ! C’est d’ailleurs mon seul Bellini à ce jour !
Et vous Amina, le bel canto ?
AE : J’ai déjà interprété Adina, Norina. Adalgisa sera mon premier rôle dramatique de bel canto. Je n’ai pas énormément de marge de manœuvre dans cet espace.
Je pense que je pourrais ajouter Giulietta des Capuleti à mon répertoire. Amina, Elvira, c’est impossible pour moi. Dans quelques années, j’aimerais assez – pourquoi pas ? – tenter Anna Bolena, Elisabetta dans Roberto Devereux.
Quant à Norma, c’est un rôle très difficile, lourd et très présent dans l’opéra. Nous verrons cela dans un futur plus lointain, en fonction de l’évolution de ma voix.
Amina Edris et Pene Pati (c) Natalie Jane
Je vais maintenant vous poser une question indiscrète : depuis combien de temps êtes-vous ensemble ?
AE : Nous sommes ensemble depuis 2011 et mariés depuis 2016.
Nous nous sommes rencontrés à Christchurch en Nouvelle-Zélande. J’y ai grandi et Pene a grandi à Auckland. La communauté de chant classique en Nouvelle-Zélande est assez réduite, donc tout le monde se connaît plus ou moins. Je savais donc qui il était. Nous avions des amis en commun. Nous avons été sélectionnés pour un programme de jeunes artistes pendant une semaine. Nous nous sommes donc rencontrés à cette occasion.
Avez-vous déjà beaucoup chanté ensemble ?
AE : Nous avons surtout beaucoup de choses prévues ensemble. Nous nous sommes déjà retrouvés dans Roméo et Juliette, L’elisir d’amore et pour de nombreux concerts.
En effet, beaucoup de projets communs sont en route : La Bohème (au Théâtre des Champs-Élysées et à Bordeaux), Manon (au Liceu en avril-mai), Faust...
PP : Ce sera mon premier Faust !
AE : Et moi, ma seconde Marguerite, après celle de Limoges en mars prochain.
L’un comme l’autre, vous avez une grande attirance pour l’opéra français.
Pene, je dois dire que votre français est incroyable ! Vous étiez Romeo à San Diego en mars dernier. Je vous ai entendu dans Thaïs au Théâtre des Champs-Élysées en avril dernier. À suivre, il y aura La Damnation de Faust à l’Opéra de Monte-Carlo, une Favorite est programmée en mars 2023 à Bordeaux, puis Manon au Liceu avec Amina…
Avant de chanter le français, avez-vous étudié la langue ?
PP : Non. J’étudiais le son. Mais en français, il y a des règles de prononciation et lorsque vous les avez, c’est plus facile.
Amina, c’est vrai pour vous aussi. Manon, Juliette y compris des choses plus rares comme Sapho de Gounod et Ariane de Massenet…
AE : …souvent réalisé avec le Palazetto Bru-Zane, comme ce fut le cas avec Robert le Diable à Bordeaux.
Une question sur le fait d’être un couple d’artistes lyriques. Comment gère-t-on cela, car vous avez chacun vos engagements, et ce, pas nécessairement aux mêmes endroits.
PP : Il est vrai que le temps que nous passons ensemble est rare et « unique ».
AE : C’est tout à fait cela ! Ce n’est pas facile et cela requiert de s’organiser. Certains couples lyriques peuvent se permettre de demander de chanter ensemble. Nous ne l’avons pas fait, pour le moment. Le fait que nous soyons ensemble dans Manon à Barcelone est dû hasard, car la proposition nous a été faite séparément.
PP : Nous préférons que cela se passe ainsi, car nous sommes considérés pour nos individualités, et non parce que nous faisons partie d’une espèce de « package » !
Amina Edris : « L’opéra existe, bien sûr, en Égypte, mais ce n’est pas intégré comme une part de notre culture. J’ai été initiée quand j’étais jeune par accident, parce que mon oncle jouait de l’Oud et la guitare et ma tante du violon et qu’également, elle chantait. »
Vous venez tous deux de pays (l’Égypte et les Îles Samoa) où n’existe pas de grande tradition lyrique. Comment cela a-t-il commencé ?
PP : Je pense que je suis arrivé à l’opéra par chance. L’opéra n’existe pas du tout aux Samoa, mais il est de coutume de chanter notre histoire et nos légendes et je le faisais quand j’étais jeune. Je pense que le fait de venir d’un pays où l’opéra n’est pas une tradition fait que vous en avez une tout autre idée ; vous n’êtes pas un puriste, vous ne devez pas obéir à certaines règles. Vous arrivez avec un esprit complètement ouvert. J’ai donc débuté là-dedans, plus pour l’amour de chanter que pour l’amour de l’opéra.
Vous avez notamment débuté avec vos cousins…
PP : Oui, absolument ! Nous avons fondé un groupe uniquement pour parfaire notre éducation. Ce n’était pas du tout dans l’optique de ce que c’est devenu maintenant. Nous faisions des concerts pour gagner de l’argent et pouvoir payer nos études. Nous avons sorti notre premier CD en 2013.
Et vous Amina ?
AE : L’opéra existe, bien sûr, en Égypte, mais ce n’est pas intégré comme une part de notre culture. J’ai été initiée quand j’étais jeune par « accident », parce que mon oncle jouait de l’Oud et la guitare et ma tante du violon et qu’également, elle chantait.
Ils adoraient Maria Callas, Rachmaninov, Stravinsky. Ils jouaient dans la maison de ma grand-mère. Lui m’a appris des chansons arabes (Fairouz, Oum Kalsoum, Dalida…). Nous avons déménagé en Nouvelle-Zélande lorsque j’avais dix ans et j’ai, tout d’abord, complètement oublié l’opéra.
J’ai alors repris du chant dans un chœur, j’ai joué du trombone. Ma voix sonnait alors plus « jazzy ». Lorsque je suis allé à l’université, ma famille ne voulait pas que j’étudie la musique, mais que je fasse des études d’ingénieure. J’ai dit que je voulais faire de la musique à côté, comme un hobby. En fait, je ne voulais pas du tout être ingénieure (rires), mais chanter et exprimer quelque chose. J’ai alors auditionné pour une école de musique. Et ils m’ont dit qu’ils n’enseignaient que le chant classique et rien d’autre ! Je me suis dit alors « Allez, je tente ! ». Je suis alors tombée amoureuse de l’opéra et j’ai continué…
Où étiez-vous alors ?
J’ai fait mon « bachelor » à Christchurch, en Nouvelle-Zélande. Puis nous sommes allés, Pene et moi, à Cardiff, au Pays-de-Galles pour le Master. Enfin, j’ai fait, un an, le Conservatoire à San Francisco.
Vous êtes des citoyens du monde !
AE : Voilà !
Et où vivez-vous maintenant ?
PP et AE : (rires). Nous venons de déménager à Barcelone… mais l’appartement est vide ! Nos affaires sont à moitié là, et à moitié encore à San Francisco… Nous avons pensé qu’il est préférable d’habiter en Europe, car 70% de notre travail est ici.
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Quels sont vos rôles préférés ? Ceux que vous avez déjà chantés ?
PP : Clairement Romeo pour moi ! Ce rôle est tout ce que j’aime ! Et pour toi ?
AE : Devine !
PP : Manon !
Et les rôles que vous aimeriez chanter ?
AE : Tout le français ! (rires)
PP : Moi, très, très loin, j’aimerais chanter Pagliacci… et Otello, et Don José. Ce sont des personnages complexes, pas comme Rodolfo qui est toujours amoureux (rires). J’adore les personnages qui sont jaloux, en colère, etc.
Les gens vous comparent souvent à Luciano Pavarotti. Il a chanté Otello tardivement.
PP : Son interprétation était, à la fois, très belle et très différente. On peut argumenter sur les notes, mais c’était très émouvant. J’adore ce que faisait Luciano Pavarotti.
J’ai discuté avec un ami sur le fait que nous allions nous voir pour une interview. Et il m’a dit que vous devriez chanter Valentine et Raoul ensemble…
AE : C’est une idée, mais ce sont des rôles difficiles.
Pene, est-ce que l’on peut vous imaginer en Werther ?
PP : C’est prévu prochainement.
Venons-en à Verdi, Amina, vous avez fait un véritable tabac dans La Traviata.
AE : À Limoges et au Canada… Manon et Violetta sont des personnages de mes rêves. Ce sont des rôles « sœurs », assez similaires. La différence, c’est que ces femmes prennent des décisions différentes.
Vocalement, il y a trois Violetta différentes durant l’opéra. Cela se gère bien ?
Le plus difficile pour moi, c’était le Sempre libera. Pour trouver le tempo qui convient à ma voix. Au départ, au Canada, le chef voulait un rythme très tenu comme si j’avais l’agilité de Lisette Oropesa. J’ai essayé les deux premières semaines de répétition. Et finalement, nous avons trouvé un compromis (rire). C’est le seul moment dans l’opéra où cela dépend des soirs.
Le reste de la partition, ça va ! Les deuxième et troisième actes, j’adore ! Ce n’est pas un rôle difficile à chanter vocalement ; c’est l’émotion qui est difficile.
Et cette fameuse note de la fin du Sempre libera (qui n’a jamais été écrite par Verdi)…
À Limoges, pendant les répétitions, à chaque fois j’ai tenté le mi bémol. Parfois, c’était top, parfois, c’était horrible, parfois moyen ! Je me suis dit « si je ne suis pas sûre que, chaque soir, je vais arriver, je ne la fais pas ! ». Cette note n’est pas naturelle pour moi !
Nous n’avons pas encore parlé de Puccini. Amina, je vous y vois mieux que Pene…
PP : La Bohème, c’est pour moi. Butterfly, je l’ai fait. Mais je ne ferme pas la porte à Calaf, Cavaradossi, Dick Johnson. Un jour peut-être…
Et vous Amina, on vous imagine dans Tosca un jour, non ?
AE : C’est aussi un rôle de mes rêves. J’adore la musique, l’histoire, le personnage ; oui, j’aimerais bien avoir l’occasion de le chanter un jour. En fait, je pense toujours à ce que je peux chanter maintenant. Je reste dans le focus de l’actuel.
Chaque année, je vois comment la voix évolue. Puis, nous en discutons avec mon agent. Cela peut être dangereux si l’on cède aux rêves de vouloir chanter tel ou tel rôle trop tôt. Pour Tosca, pour Butterfly, essayons déjà – pourquoi pas – de chanter le grand air ?
PP : À un moment donné, on peut vouloir chanter Mario de Tosca avec sa voix et sa technique actuelles ! Le problème serait si je décide de chanter Mario en changeant ma voix, en l’alourdissant artificiellement. Non !
Vous ne chantez, ni l’un, ni l’autre, de l’opéra allemand. Mozart peut-être ?
PP : Nous n’avons chanté que du « Mozart italien ». La seule chose que j’ai chantée en allemand, c’est Le lied von der Erde de Malher et j’ai adoré.
Il pourrait y avoir Strauss.
PP : Le Chevalier à la Rose, mais le ténor chante en italien (rires). Bacchus un jour peut-être…
Et le russe ?
AE : J’adorerais Tatiana. C’est si beau de chanter cela.
PP : J’ai chanté juste l’air de Lenski. Ce serait un beau défi. J’aimerais chanter en russe !
Et le tchèque. Jenufa, Rusalka… ?
AE : Dans le programme des jeunes artistes à SF, j’ai étudié des petits rôles comme celui de Karolka dans Jenufa. Lorsque nous avons commencé à travailler la langue avec le coach, c’était difficile, mais lorsque vous le chantez, la ligne est très belle.
Voilà donc beaucoup de perspectives. Merci infiniment de m’avoir consacré du temps dans votre planning bien chargé. Nous avons hâte de vous retrouver très bientôt sur les scènes (dont de nombreuses françaises).
propos recueillis par Paul Fourier
(juillet 2022, Aix-en-Provence)
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