Lors d’une entrevue pour Opera Online en 2016, Joan Matabosch, le directeur artistique du Teatro Real de Madrid, évoquait Benjamin Britten et plus particulièrement Peter Grimes, que la maison madrilène propose en ce moment dans une production exceptionnelle de Deborah Warner. Cependant, la situation a changé en cinq ans, et l’Espagne a été l’un des seuls pays à pouvoir continuer à faire vivre les théâtres pendant la crise COVID. Une Traviata semi-scénique en juillet, des nouvelles productions, les créations mondiales de Marie et Tránsito… Joan Matabosch nous explique la posture du Teatro Real dans un monde masqué.
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Opera Online : Qu’est-ce qui vous a permis de rouvrir durablement le Teatro Real depuis l’été dernier ?
Joan Matabosch : La première chose a été de constituer un protocole sanitaire pour le Teatro Real en accord avec le département de santé de la Communauté de Madrid et un comité médical de six épidémiologistes des hôpitaux de Madrid afin de poser un cadre concret. Un protocole spécifique s’applique à l’orchestre, un autre pour le chœur, tous les deux en accord avec le protocole général du Théâtre. Dès le mois de mai, nous avons investi près d’un million d’euros dans le système d’aération. C’est ce qui nous a permis d’ouvrir. Ensuite, il faut voir si chaque production est possible à concrétiser, et dans quelles conditions éventuellement l’adapter. Parfois, cela implique des modifications du planning de répétitions. Dans tous les cas, la régularité des tests est inévitable, mais nous avons réussi à programmer quasiment toute la saison qui était prévue.
Racontez-nous votre saison depuis la réouverture en juillet pour La Traviata…
La Traviata était de l’ordre de d’expérimentation. Avec Un bal masqué, nous avons dû faire quelques ajustements de la production du Teatro La Fenice. Rusalka, en revanche, était une nouvelle production 100% scénique (NDLR, notre chronique ici). Ensuite, nous avons fait Don Giovanni, Siegfried, Norma, Peter Grimes maintenant, et bientôt Viva la mamma (NDLR, production de Laurent Pelly vue à Lyon et à Genève). Nous avons trouvé le moyen de faire de grands spectacles, mais il n’a pas été possible d’en monter certains qui ne pouvaient pas suivre le protocole de sécurité. Et dans ces cas-là, il faut annuler. Notre protocole sanitaire implique un processus de tests les jours et les semaines avant la venue des artistes, pour s’assurer que tout le monde peut monter sur scène. C’est pour cela que nous n’avons pas pu proposer Le Ballet royal de la Nuit (NDLR, avec l’Ensemble Correspondances, invité. Cf notre compte-rendu) le Ballet de Munich (compagnie invitée), et une Elektra en version de concert. Nous ne faisons rien qui ne garantisse pas la santé du public, du personnel et des artistes. Évidemment, la logistique de Peter Grimes est plus compliqué en soi, mais nous avons un contrôle rigoureux de toutes les phases dès le début du processus.
Quels ont été les ajustements pour l’orchestre ?
Les musiciens (sauf les vents) sont masqués et distanciés, chacun a son pupitre. Nous avons construit des séparations entre les musiciens, ainsi qu’avec le public. Il y a trois formats de fosse au Teatro Real en fonction du type d’œuvre. Dans le « petit » format, on peut faire (hors COVID) la plupart du répertoire XIXe. Pour respecter la distance entre les musiciens dans La Traviata ou Un bal masqué, la plus grande taille de fosse est suffisante, avec le même nombre de musiciens que dans la petite fosse en conditions habituelles. Dans Rusalka, la harpe ne pouvant pas être en fosse, nous l’avons placée en dehors, au niveau de la scène, tout en la maintenant extérieure au plateau. Des personnes ont cru que c’était une décision dramaturgique très inspirée, mais c’était juste une solution d’ordre sanitaire, de même qu’avoir placé les chœurs en coulisses !
Dans Siegfried, il aurait déjà fallu utiliser la grande fosse dans des circonstances normales. Nous avons évalué quelques mois en amont les possibilités de mettre une partie de l’orchestre dans la fosse et une partie dans des loges. Nous avons trouvé trois dispositions qui fonctionnaient et suivaient complètement le protocole, puis nous les avons comparées avec le chef Pablo Heras-Casado sur le plan acoustique. Le point-clé, c’est d’avoir pu se poser ces questions trois mois avant, et non au moment de faire la production en février. Il faut d’abord un protocole très strict et clair, puis la flexibilité du Théâtre pour trouver comment adapter la production au protocole. Cela dépend des nécessités de l’œuvre, et il faut aussi être imaginatif.
À partir du moment où on a une visibilité sur les décisions gouvernementales, on sait comment travailler en amont là-dessus…
Effectivement, ce que nous avons fait aurait été impossible si les institutions publiques ne nous avaient pas autorisé à ouvrir. Pour autant, les règles ne sont pas simples pour tout le monde : certains théâtres ont pu se réinventer et ouvrir avec des limitations de jauge, mais ceux qui n’ont pas pu ont dû rester fermés. Si les instances publiques disent que tout le monde est à la même enseigne, la seule solution est de fermer parce que l’architecture de certains lieux rend impossible le suivi d’un protocole sanitaire. Au Teatro Real, les répétitions d’orchestre ont lieu au 4e étage, mais il n’y aurait aucun moyen d’assurer le renouvellement de l’air si elles avaient lieu au niveau -4. Et il ne s’agit pas seulement de volonté publique : il faut aussi le soutien des salariés, des syndicats et des musiciens.
Vous programmez des hors-les-murs : Marie au Teatro de La Abadía, Tránsito à Naves Matadero. Comment trouvez-vous un terrain d’entente entre les conditions sanitaires au Teatro Real et dans les théâtres partenaires ?
Marie a été répété quelques semaines au Teatro Real avec nos conditions sanitaires. Cinq jours avant la première, au moment de changer de lieu pour la pré-générale, les conditions sont devenues celles du Teatro de La Abadía. Cela signifie que si La Abadía avait fermé, nous n’aurions pas pu jouer Marie. Même s’il y a cette sorte de frontière à passer, c’est le Teatro Real qui continue à porter la responsabilité sanitaire de la production. Nous travaillons ensemble en amont, comme en ce moment sur Tránsito, avec Naves Matadero (géré par le Teatro Español). Après notre expérience de ces derniers mois, je suis persuadé que garder le Théâtre ouvert était ce que nous devions faire. Évidemment, nous avons eu des cas de COVID, mais nous pouvons prouver, protocole à l’appui, que la transmission ne s’est pas faite pas au Théâtre.
Le Teatro Real a jusqu’à présent trouvé un savant dosage entre ressources privées, subventions publiques et billetterie…
En 2020, les subventions publiques représentaient 24% du budget, le mécénat 25%, les locations de salle 9%, et le reste des ressources provenait de la billetterie. Notre budget prévoit normalement un remplissage à 92%, contre 60% en ce moment, sans compter que les locations ne sont pas possible avec une jauge réduite. En revanche, les financements privés se sont maintenus pendant la période, cela tient du miracle. Bien que le travail sur le mécénat ait été admirable, je doute que ce travail ait porté ses fruits si nous avions fermé. Rester ouvert donne des arguments très solides auprès des mécènes pour leur demander le même effort que celui déployé par le Teatro Real envers son public. Garder le Teatro Real ouvert dans ce contexte coûte évidemment de l’argent, mais moins que d’être fermé. Personne ne veut d’un théâtre qui ne serve à rien et qui coûte une fortune !
Vous allez annoncer votre prochaine saison dans quelques jours. Comment doit-on programmer aujourd’hui pour faire face à toutes les éventualités ?
La programmation d’un théâtre comme le nôtre se fait quatre ans à l’avance, donc nous ne pouvions pas anticiper une telle situation. Il faut essayer de maintenir tout ce qu’il est possible de maintenir. Au printemps 2020, tous les théâtres étaient fermés en Espagne. Nous avons donc dû reprogrammer des spectacles dans des saisons futures, avec la difficulté de trouver des disponibilités communes sur trois mois pour tous les artistes d’œuvres rares comme Achille in Sciro de Corselli et Die Passagierin de Weinberg. En tout cas, nous n’annulons rien. Nous avons maintenant l’expérience de la flexibilité. Je ne pense pas à la COVID pour les productions de 2025, mais seulement pour les prochains mois, à ce que nous pouvons maintenir, à ce que nous devons reporter, et comment ajuster les productions existantes et les plannings en fonction des possibilités du metteur en scène ou des « complications » musicales. Tout est plus long, et il y a des choses qu’on ne peut pas contrôler. Parfois, il faut annuler les répétitions pendant cinq jours. Il faut prévoir les incertitudes.
Et dans les distributions, y a-t-il des ajustements avec des artistes plus locaux pour faciliter les venues ?
Nous n’invitons pas les chanteurs espagnols parce qu’ils sont espagnols, mais parce qu’ils ont un niveau qui correspond à l’exigence artistique internationale du Teatro Real. Les distributions aussi sont décidées très en amont, et Peter Grimes a surtout généré des difficultés terribles à cause du Brexit, car les conditions d’obtention d’un permis de travail par les Britanniques en Union Européenne relèvent actuellement du vide juridique. Nous avons même été contraints de décaler la première de quelques jours. Pour les doublures, que nous définissons bien après la programmation, nous avons fait appel à des chanteurs locaux ou à des Anglais qui habitent en Union Européenne, parce qu’ils pouvaient venir en quelques heures.
Avec les protocoles sanitaires, avez-vous éduqué les chanteurs à une nouvelle façon de travailler ?
Je peux comprendre qu’être soumis à beaucoup de tests COVID soit stressant et que répéter Siegfried avec un masque soit terrible. Mais l’alternative, c’est de rester à la maison ! Ce n’est facile ni pour le Théâtre ni pour les chanteurs. Le protocole a beau se développer de différentes façons, il doit rester très strict. Il n’y a aucune exception, ni pour les metteurs en scène, ni pour les chefs d’orchestre. Tout le monde a compris que nous avions rouvert pour ne pas refermer ensuite. Quelques chanteurs ont pris la décision de ne pas venir par inquiétude ou parce qu’ils avaient une situation familiale compliquée. Nous n’ouvrons que si c’est sûr. Sinon, nous n’ouvrons pas.
Dans certaines maisons, des coproductions n’ont pas pu se créer, ce qui met en péril la suite des tournées et crée des embouteillages pour les prochaines saisons...
Au Teatro Real, nous avons pu créer toutes les nouvelles productions. Rusalka est prêt pour la Semperoper de Dresde. Notre production de Peter Grimes pourra être reprise sans aucun problème à la Royal Opera House, à l’Opéra national de Paris et au Teatro dell’Opera de Rome. Marie a déjà voyagé à Séville, et s’apprête à aller à Cologne. Les productions déjà créées et que nous avons dû annuler seront reprises dans plusieurs saisons. Pour le cas des productions créées ailleurs, s’il faut changer les projets de date ou de saison, nous le ferons. Tout le monde comprend dans ces circonstances que ce n’est pas le théâtre qui n’a pas voulu le faire, mais que c’était impossible de le faire.
Propos recueillis à Madrid le 28 avril 2021 par Thibault Vicq
Crédit photo (c) Javier del Real
03 mai 2021 | Imprimer
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