Tenu éloigné des scènes lyriques depuis quelques semaines à cause d’un hématome sur les cordes vocales, le ténor Jonas Kaufmann fait son retour à l’Opéra de Paris, aux côtés notamment de Martina Serafin, Evelyn Herlitzius et Wolfgang Koch, dirigés par Philippe Jordan dans une reprise de Lohengrin – rôle emblématique du répertoire wagnérien « incarnant sur terre la pureté et l’héroïsme ».
En attendant la première de Lohengrin à l’Opéra Bastille le 18 janvier prochain, nous revenons sur la genèse et le sens de cette œuvre charnière de Wagner, augurant déjà les bases du « drame musical » alliant la poésie à la musique qui se déploiera plus tard dans tout le répertoire du compositeur.
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Le 28 août 1850, le jour anniversaire de la naissance de Goethe, Franz Liszt crée à Weimar Lohengrin, « opéra romantique en trois actes ». Contraint de fuir l’Allemagne en raison de ses sympathies révolutionnaires, Richard Wagner (1813-1883) n’assiste pas à cette représentation. Cette soirée de première, le compositeur la passera loin de son public, à Lucerne, dans un hôtel appelé « Au Cygne »...
Lohengrin à l'Opéra de Paris (2017)
© Monika Rittershaus / OnP
Relatant la légende de Lohengrin, le Chevalier au cygne, l’ouvrage suscite d’emblée les réactions les plus vives. Pour les uns, il ne s’agit une fois de plus, que d’un fatras romantique. « Que du bruit, vacarme infernal », dénonce un critique totalement hermétique à cet ouvrage, fruit d’incessantes lectures et d’ardentes méditations. En 1887, la création parisienne au Théâtre Eden, sous la direction de Charles Lamoureux, sera encore l’occasion d’un scandale retentissant attisé par les passions nationalistes. Pour les autres, qu’ils soient musiciens, poètes ou écrivains, il s’agit au contraire d’une révélation proche d’ « une extase faite de volupté et de connaissance », selon la formule de Baudelaire. Ce dernier croit entendre et comprendre l’indicible d’une façon parfaitement intelligible à travers la musique de Wagner. On y perçoit l’avènement d’un art nouveau dont la beauté se manifeste dès le prélude dans cette lumière « bleu-argent » dont parle Thomas Mann, celle qui se déploie dans la tonalité de la majeur attachée à Lohengrin, le fils de Parsifal, envoyé du Saint-Graal venu incarner sur terre la pureté et l’héroïsme. Œuvre romantique de la plus haute inspiration, Lohengrin marque un nouveau pas décisif dans le processus de recherche d’une « mélodie infinie ».
C’est un ouvrage charnière. Par bien des aspects il se rattache encore à l’esthétique de l’opéra romantique allemand institué par Weber, comme à la vogue du « Grand Opéra à la française », alors qu’il annonce déjà le drame musical tel qu’il s’épanouira dans La Tétralogie. Wagner veut réaliser l’alliance parfaite de la poésie et de la musique en inscrivant ses créations dans le sillage de la tragédie grecque. Le compositeur accorde une large place aux grandes périodes de chant tout en déployant un somptueux tissu orchestral, promesse d’un nouvel espace sonore dans lequel va peu à peu s’épanouir la couleur symphonique propre à Wagner, ce qui deviendra sa signature sonore immédiatement reconnaissable.
Chronologie de la composition
Durant cinq années, de 1845 à 1850, Richard Wagner poursuit l’élaboration de Lohengrin dans une relative continuité. De villes en villes, de Paris à Marienbad, de Dresde à Leipzig, le compositeur mûrit et travaille ce nouvel opéra tout en menant à bien d’autres projets au rythme d’une vie très remplie et bientôt bouleversée par les événements politiques qui ébranlent l’Europe en 1848. Recherché par la police pour avoir participé aux « journées de mai » de 1849, Wagner doit quitter Dresde. Le musicien condamné à l’exil ira s’installer à Zurich où il demeurera jusqu’en 1860.
En décrivant la façon dont Wagner a conçu la totalité de son ambitieux projet artistique, Thomas Mann assure : « Il n’y a pas de chronologie de ses œuvres : elles naissent à telle date, mais elles sont là avant la date et surgissent d’un coup ». Chacun de ses ouvrages s’élabore en se nourrissant de tout un contexte personnel, musical et littéraire, artistique et théorique, voire politique. Lohengrin est conçu en même temps que Tannhäuser (1845), lui-même commencé en même temps que Les Maîtres Chanteurs (1868).
Toujours accaparé par les préparatifs de la création de Tannhäuser, Wagner achève de rédiger en vers le livret de Lohengrin. Le style littéraire en est volontairement archaïsant. « La versification est non seulement sonore et belle, le style élevé et approprié aux caractères, mais de plus ce drame emprunte un singulier reflet de Moyen-Age à la reproduction du vieux langage allemand » souligne Franz Liszt dans l’article qu’il a consacré à l’analyse littéraire et musicale de Lohengrin, quelques jours après en avoir dirigé la première. Ce texte qui demeure une référence, fut publié en français en 1851 avec un article sur Tannhäuser. Il s’agissait pour Liszt d’être un véritable « passeur » en facilitant par ses commentaires la réception d’une œuvre dont la nouveauté avait de quoi déconcerter le public.
Lohengrin à l'Opéra de Paris (répétitions)
© Monika Rittershaus / OnP
Jonas Kaufmann (Lohengrin), Martina Serafin (Elsa)
Répétitions © Monika Rittershaus / OnP
En présence de l’élite artistique et intellectuelle de Dresde, Wagner donne une première lecture de son texte le 17 novembre 1845 au restaurant Engel. Ferdinand Hiller (1811-1885) et Robert Schumann (1810-1856) font partie de l’assistance. Chacun admire la qualité poétique du texte de Wagner, mais Schumann doute de la possibilité de le mettre en musique…
Pourtant une première ébauche de l’ouvrage voit le jour en 1846, puis une autre en 1847. Wagner adopte une nouvelle méthode de composition en concevant sa partition comme un ensemble dont il retravaille ensuite telle ou telle partie. Abandonnant une conception en numéros ou scènes séparés, il fait un pas de plus vers le Drame musical. Un « fondu-enchaîné » relie organiquement les scènes entre elles. L’emploi des « leitmotive », « motifs conducteurs » se précise.
La rédaction définitive est achevée le 28 avril 1848. Les premières mesures écrites sont celles qui accompagnent le Récit du Graal au troisième acte ; les dernières sont celles du Prélude qui, avec son hypnotique étirement du son, donne d’emblée le climat de Lohengrin, fait d’un mélange de recueillement et de contemplation.
Wagner concentre l’action sur un quatuor vocal : Lohengrin est un ténor lyrique au timbre qui doit être clair et rayonnant. Liszt estime que dans l’adieu au cygne de l’Acte 1, l’on doit entendre la « suavité du timbre » du ténor, son « velouté », sa « douceur ». Nous sommes loin de l’héroïsme vocal associé habituellement au « ténor wagnérien ». C’est d’ailleurs en général le premier rôle wagnérien abordé par les chanteurs de l’école italienne. Pure et intensément touchante dans sa fragilité, Elsa est un soprano lyrique qui doit absolument éviter le piège d’une certaine mièvrerie. Ortrud, la femme-démon, celle « qui ne connait pas l’amour » dit Wagner, est un mezzo-soprano ou grand soprano dramatique dont la noirceur du timbre doit s’accompagner d’un fort tempérament dramatique. Telramund, est quant à lui le prototype du baryton wagnérien, à la projection violente et aux phrasés heurtés.
Lohengrin ne sera créé que deux ans plus tard grâce à Liszt et en l’absence de son compositeur, interdit de séjour sur les territoires allemands. Wagner, le proscrit, n’a pas ménagé sa peine pour faire représenter son opéra. Longtemps il souffrira de ne pas pouvoir s’occuper lui-même des représentations de son ouvrage qui poursuit sa vie en dehors de son contrôle : car après un accueil difficile, Lohengrin suscite l’enthousiasme dans toute l’Allemagne. Le compositeur en dirige des extraits à Berne avant de pouvoir assister à une représentation à Vienne en mai 1861. Il lui faut encore attendre que l’arrêté de sa proscription soit annulé. Et le 12 septembre 1862, à Francfort, Wagner peut enfin diriger lui-même Lohengrin.
Au cœur du Moyen-Age
Wagner s’est intéressé à la légende de Lohengrin dès le début des années 1840. Fils de Parsifal, le chevalier au cygne apparaît dans deux textes médiévaux qui ont captivé Wagner : une épopée du XIIème siècle, le Parzival de Wolfram von Eschenbach, et Lohengrin, le roman d’un de ses continuateurs, Nouhuwius. Mais, comme à son habitude, le compositeur a puisé à de très nombreuses autres sources comme Le Chevalier au cygne de Konrad von Würzburg, les Légendes des Pays-Bas de Wolf ou les Légendes allemandes des frères Grimm et Les Cygnes sauvages d’Andersen où l’on trouve le thème de l’enfant transformé en cygne.
René Pape (Heinrich der Vogler)
Répétition © Monika Rittershaus / OnP
A partir de Lohengrin, Wagner s’engage dans un processus quasiment scientifique pour retrouver l’essence primordiale du mythe en s’appuyant sur une véritable méthode d’investigation philologique. Tout ce riche corpus littéraire a permis au musicien de réinventer un personnage à la mesure de ses enjeux artistiques. Wagner ne se contente pas d’adapter ce qu’il collecte au fil de ses découvertes de lecteur passionné, il transforme et condense ces principaux éléments au terme d’un travail très complexe qui le conduit à opérer une synthèse entre légende et histoire. On trouvera dans Lohengrin la reconstitution d’une authentique atmosphère médiévale faite d’un mélange de réalité historique et de féérie, de vérité politique et de merveilleux. Du moins était-ce la fierté de Wagner d’y être parvenu, lui qui, selon sa femme Cosima, pensait avoir restitué dans son ouvrage « une image parfaite du Moyen-Age ». Nietzsche ne soulignait-il pas lui aussi : « Le Moyen-Age chevaleresque, où le trouvera-t-on ressuscité dans sa chair et son esprit, comme il l’est dans ‘Lohengrin’ ? ».
Le goût des légendes et le recours à un passé remontant aux origines nationales sont typiques du romantisme. Lohengrin s’inscrit parfaitement dans le sillage de l’Euryanthe (1842) de Carl Maria von Weber (1786-1826), musicien que Wagner admirait tant qu’il organisa lui-même le rapatriement de ses cendres à Dresde en 1844. On retrouve dans les deux opéras le thème du maléfice et de la calomnie et surtout la confrontation de deux couples, l’un pur et lumineux, et l’autre lié par le ressentiment et le désir de détruire.
Qu’apporte de nouveau Wagner ? Il reprend tous les éléments constitutifs du romantisme pour construire une légende idéale autour d’un héros qui apparaît comme le symbole de l’artiste visionnaire et incompris.
Qui est Lohengrin ?
« Il faut que l’on soit comme aveuglé quand on voit apparaître Lohengrin » souhaitait Wagner. Chevalier de lumière venu d’un monde mystérieux, Lohengrin est comme enveloppé par une musique extatique qui matérialise « l’immensité sans autre décor qu’elle-même » selon la formule de Baudelaire. Le compositeur assigne à la musique la mission de « montrer » l’invisible, de lui donner une dimension dans laquelle l’auditeur, ébloui, peut se mouvoir et se fondre comme dans un rêve. Lohengrin a d’abord existé dans le rêve d’Elsa alors qu’elle sombrait « dans un doux sommeil » (Acte 1, scène 2).
Jonas Kaufmann (Lohengrin)
Répétitions © Monika Rittershaus / OnP
Pour faire ressentir l’émotion et l’admiration qui s’emparent de l’auditeur de Lohengrin, Baudelaire use de plusieurs images entrant merveilleusement en résonnance avec les intentions et les personnages de Wagner :
« Je me souviens que, dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans le sommeil (…) Ensuite je me peignis involontairement l’état délicieux d’un homme en proie à une grande rêverie dans une solitude absolue, mais une solitude avec un immense horizon et une large lumière diffuse ».
On ne peut qu’être frappé par une telle circulation d’images et de sensations entre l’œuvre de Wagner et le poète, Baudelaire, qui en perçoit toute l’ambition musicale.
Aussi insaisissable que fascinant, Lohengrin incarne un pouvoir transcendant qui provoque la vénération et l’admiration mais non l’amour auquel il aspire. Chevalier du Saint-Graal, du fond de sa retraite où est conservée la coupe contenant le sang du Christ, il a entendu l’invocation d’Elsa injustement accusée du meurtre de son frère. Il vient pour l’innocenter et la sauver en faisant son arrivée dans une nacelle tirée par un cygne attelé d’une chaîne d’or. Cette apparition est un véritable miracle pour le peuple de Brabant qui qualifie à plusieurs reprises Lohengrin « de messager de Dieu ».
Le jeune homme offre de subir le jugement de Dieu en combattant pour l’honneur de la princesse et promet de l’épouser ensuite – à une seule condition : qu’elle ne cherche ni à savoir d’où il vient ni à savoir qui il est. Cette interdiction constitue d’emblée un obstacle insurmontable : comment un amour authentique pourrait-il exister sans une connaissance réciproque ? Le thème du silence et de la question défendue comme celui de la malédiction du héros entraînée par la violation d’un interdit, sont récurrents chez Wagner. On les retrouve sous différentes déclinaisons dans Le Vaisseau fantôme (1843), Tannhäuser (1845), La Walkyrie (1870) ou encore Parsifal (1882). Dans La Walkyrie, la révélation de l’identité du mystérieux étranger qu’elle a accueilli apporte l’amour à Sieglinde malgré son irrésistible désir de savoir. Elle reconnaît son frère Siegmund qui deviendra son compagnon et son amant jusqu’à la mort. Dans Lohengrin, Elsa, comme la Senta du Vaisseau fantôme, sera dévastée et vouée à la mort par l’impérieuse envie de connaître celui qu’elle a pourtant juré d’aimer avec l’aveuglement d’une foi absolue. Qui est le Hollandais ? Qui est Siegmund ? Qui est Lohengrin ? Cette constante interrogation sur l’identité réelle du héros est si présente chez Wagner qu’on est tenté d’y voir la projection d’une question personnelle : qui était le père de Richard ? Son père officiel mort alors qu’il n’avait que six mois ? Ou bien Ludwig Geyer, un ami de la famille avec lequel sa mère se remarie ?
Dans La Musique de l’avenir (1860) Wagner résume très clairement l’enjeu dramatique de son ouvrage : « L’intérêt de ‘Lohengrin’ repose tout entier sur une péripétie qui s’accomplit dans le cœur d’Elsa et qui touche à tous les mystères de l’âme ». C’est Elsa qui, par son désir, a suscité la venue de Lohengrin. La manipulatrice et maléfique Ortrud, ainsi que Telramund, ne sont que la personnification du doute et des soupçons qui poussent la jeune femme à interroger le Chevalier sur ses véritables origines.
« Comme symbole de l’histoire, je ne peux retenir que la rencontre d’une apparition surnaturelle avec la nature humaine et l’impossibilité pour cette rencontre de durer ». Wagner met en musique un thème présent dans la plupart des mythologies : aucune union durable n’est possible entre un mortel et un être surnaturel. Lohengrin cherche une femme qui lui permette de s’unir au monde des humains grâce à un amour et une confiance absolus. Mais Elsa lui arrache l’aveu de son essence divine et de sa mission sacrée. Lohengrin délivre le frère disparu d’Elsa qu’un sortilège d’Ortrud avait transformé en cygne et il s’éloigne à jamais, condamné à renouer avec sa solitude première.
Archétype du héros wagnérien, Lohengrin annonce Parsifal, mais aussi Walther, le rédempteur de l’Art, ou Siegfried. Dans Une communication à mes amis (1851), un essai qu’il rédige en Suisse, Wagner désigne Montsalvat, le lieu inaccessible d’où vient Lohengrin, comme la métaphore du royaume de l’artiste, médiateur de l’absolu. Si Lohengrin refuse de révéler son identité, c’est aussi parce que mettre des mots sur l’indicible conduirait à détruire la magie de l’art. Wagner évoque « le désir de l’artiste d’être entièrement compris par le sentiment ». Lohengrin n’exige pas autre chose d’Elsa. Quand les mots deviennent impuissants, la musique prend le relais pour donner vie et forme à l’inexprimable.
15 janvier 2017 | Imprimer
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