Mariame Clément met en scène "Poliuto" de Gaetano Donizetti au Festival de Glyndebourne

Xl_mariame_cl_ment © DR

Metteure en scène française parmi les plus sollicitées de notre temps, Mariame Clément évoque pour Opera-Online son travail sur Poliuto de Gaetano Donizetti, qu'elle met en scène au Festival de Glyndebourne (lire le compte-rendu du spectacle ici), et plus généralement son activité de femme de théâtre...

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Opera-Online : Comment vous êtes-vous préparée à travailler sur Poliuto de Donizetti pour le Festival de Glyndebourne ?

Mariame Clément : D’habitude, j’écoute en boucle les œuvres pour m’en imprégner. Et je travaille évidemment avec la partition. Dans le cas présent, ce n’était pas évident car le seul CD que j’avais à disposition n’était pas vraiment fidèle à la partition. Et justement, je n’ai reçu la partition que beaucoup plus tard car Glyndebourne a beaucoup tardé à me la transmettre, donc j’étais un peu obligée de travailler avec l’enregistrement et le livret. Et quand j’ai ouvert la partition, j’ai eu un choc ! Le CD avec Callas que j'avais prend énormément de libertés avec la partition… Il a fallu repenser complètement certaines scènes. Sinon, évidemment, j’ai fait ce que j’appelle mes « devoirs », à savoir relire Polyeucte, m’informer sur le contexte de la création etc.
Travailler sur la partition avec Enrique Mazzola (NDLR : le chef d'orchestre) aussi, ce qui a été un plaisir, puisque nous avions déjà collaboré sur Don Pasquale ici à Glyndebourne. Et puis, comme pour toutes les productions, un travail de conception intensif avec ma scénographe Julia Hansen. Avant de passer concrètement à la maquette, nous nous accordons toujours au moins une séance d’associations libres ; pour nous mettre d’accord sur l’atmosphère que nous voulons créer, ce que nous voulons dire avec cette œuvre, les références visuelles, historiques ou artistiques que nous avons en tête, le langage commun que nous voulons créer pour faire naître l’univers propre à la production. Cette fois-ci, nous avons repensé à une œuvre du vidéaste Anri Sala que nous avions vue à Beaubourg toutes les deux par hasard il y a deux ans, et qui nous hantent depuis...

Votre travail est-il différent quand vous abordez une œuvre dont vous avez une connaissance préalable ? 

Oui, c'est forcément différent ! Une œuvre qu’on connaît déjà, a fortiori une œuvre qu’on a déjà vue, est nécessairement imprégnée de tout ce qu’on en sait, de tout ce qu’on a vu. De même qu’il est d’une certaine manière beaucoup plus difficile de monter une œuvre connue qu’une redécouverte ou une création. Pour les œuvres connues, il y a toujours des strates superposées entre ce qu’on présente au spectateur et ce qu’il voit. Les productions qu’il a vues, celles dont il a entendu parler, celles qu’il a rêvées, celles dont il a entendu un enregistrement ou vu des photos… Et nous-mêmes, nous sommes aussi parasités dans notre travail par ces horizons d’attentes, par ces fantasmes, par ces souvenirs directs ou indirects. Tout cela fait écran entre le public et la scène.
Mon but, comme metteur en scène, est avant tout de raconter une histoire. Or pour une œuvre connue, l’histoire l’est souvent déjà aussi. Donc notre travail est perverti par ce paradoxe fondamental : raconter une histoire à des gens qui la connaissent déjà (même si l’on travaille toujours pour le spectateur idéal qui ne connaît pas l’œuvre, ce qui arrive tout de même souvent !). Mais pour une nouvelle œuvre, ou une œuvre inconnue, tout le monde est sur un pied d’égalité : le spécialiste comme le néophyte. Le spectateur est obligé de regarder vraiment ce qu’on lui raconte sur scène.
Le pire ennemi de mon travail, c’est le regard un peu paresseux, passif, le regard qui n’en est pas un. Je ne demande rien à mon spectateur, pas de connaissances préalables, mais une seule chose : réellement regarder ce qui se passe sur scène, activement regarder, pas comme une succession d’images décoratives et dénuées de sens, mais regarder en connectant son œil et son cerveau. Comme on le ferait au cinéma ou au théâtre ! Avec, en plus, cet incroyable vecteur d’émotion qu’est la musique, et qui fait qu’en plus des yeux et du cerveau, les tripes entrent en jeu aussi…

Que raconte pour vous cette œuvre selon vous ?

La Grande Histoire, encore et toujours d’actualité à travers les siècles : la religion, la foi, la répression et la persécution d’une minorité, le martyre, avec ce qu’il a d’héroïque mais aussi de pathologique. Poliuto est une œuvre non seulement religieuse, mais aussi très politique, puisque le moteur de l’action est la répression des Chrétiens par les Romains, avec une configuration très particulière : on n’est pas à Rome, mais dans une province assez lointaine, l’Arménie. Il y a donc une élite locale qui collabore avec les forces d’occupation romaines, et une nouvelle religion qui émerge aussi comme une forme de résistance au pouvoir central romain.
La peur d’être découvert comme chrétien, d’être condamné à mort, est au centre de l’œuvre, c’est ce qui fait sa force, c’est ce qui fait que le triangle baryton-ténor-soprano est particulier ici : le baryton a pouvoir de vie et de mort sur le ténor. Et en même temps, malgré ce côté très monumental, malgré les scènes de chœurs très impressionnantes, Poliuto est aussi une œuvre intimiste - un peu comme Aïda, qui est une œuvre faussement monumentale -, bouleversante dans le dilemme - cornélien ! - dans lequel sont plongés les personnages. Le baryton a pouvoir de vie et de mort sur le ténor, certes, mais il ne peut pas s’en servir au risque de perdre la soprano, qui n’épouserait jamais l’homme qui a fait condamner son mari à mort, quand bien même elle aimerait passionnément cet homme… C’est poignant ! Tous les personnages sont confrontés à une impasse, sont déchirés - et comme chez Corneille, tous ont des raisons très psychologiques pour leur foi et leur martyre.
Tout cela, il fallait justement le raconter pour un public qui ne connaissait pas l’œuvre. Une question toute bête mais essentielle est par exemple le nombre de personnages masculins (contre un seul personnage féminin) : comment les différencier les uns des autres pour le public ? il faut leur trouver des caractéristiques particulières, de costume et de jeu, qui les distingue clairement pour éviter la confusion chez les spectateurs !
C’est pourquoi nous voulions aussi un décor simple, qui permette une lecture claire de l’action, sans trop de fioritures qui détournent l’attention des personnages. Un décor qui montre aussi le côté malheureusement intemporel de ces phénomènes de persécution. Il fallait aussi rendre possible une grande fluidité entre les scènes pour éviter d’alourdir la narration.

Vous travaillez presque exclusivement avec Julia Hansen, qui conçoit les décors et costumes de vos productions. Ils semblent jouer un grand rôle dans vos mises en scène ?

Oui… une collaboration très étroite, avec une grande complicité. Cela a ses avantages, évidemment, mais aussi ses dangers : on court le risque de tomber dans une routine, de recourir à des recettes, de se reposer sur ce qu’on sait. Comme dans un couple, il ne faut pas que ça devienne ennuyeux ! Nous sommes donc vigilantes pour ne pas nous répéter, pour aborder chaque œuvre avec un regard frais, pour ne pas se reposer sur les certitudes de l’une et de l’autre. Nous nous faisons confiance, mais nous nous remettons aussi en question. L’intérêt d’une telle collaboration est que les décors et les costumes sont indissociables de la mise en scène. Idéalement, il ne faudrait être capable de dire où s’arrête l’un et commence l'autre. Le décor n’est pas une toile de fond décorative devant laquelle je fais ma mise en scène. Dans Poliuto, le décor est presque un personnage à part entière, qui bouge et respire avec les chanteurs. Dans la plupart de nos mises en scène, le décor participe activement à l’action.

Êtes-vous partisane de l’actualisation des œuvres ?

Ni partisane ni opposante. La question ne se pose pas en ces termes pour moi – ni dans la théorie, ni même dans la pratique. Jamais je n’ai abordé une œuvre en me disant de prime abord : alors, j’actualise où je n’actualise pas ? On commence par se demander ce qu’on veut raconter avec une œuvre, ce qui nous touche, ce qui nous émeut, ce qui rend cette œuvre particulière ou intéressante, ce qui la distingue des autres œuvres similaires (par exemple, ce qui fait la spécificité du triangle ultra classique baryton-ténor-soprano dans Poliuto). De cette réflexion découle une option de mise en scène qui amène avec elle des choix esthétiques.
D’ailleurs, je ne sais pas très bien où est la frontière. Quand nous avons monté les Noces de Figaro, nous l’avons fait en costumes d’époque, parce que j’avais l’impression que l’action était extrêmement claire avec des costumes d’époques, qui renvoient à des référents et à des codes que tout le monde aujourd’hui maîtrise grâce au cinéma, et qu’une « actualisation » de l’action - et donc des rapports sociaux - compliquerait plutôt les choses. En revanche, nous avions un décor très abstrait, un peu comme dans le Dogville de Lars von Trier. Est-ce que c’est actualisé, cela ?
Quand nous avons monté La Bohème, c’était en « costumes »… mais pas d’époque ! j’avais le sentiment que 1900 était beaucoup plus lié, dans l’inconscient collectif, à l’idée d’artiste-bohème que l’époque d’origine, qui n’évoque pas grand chose au spectateur d’aujourd’hui. Nous avons donc « actualisé »… mais cela ne posait de problème à personne, parce qu’on voyait tout de même des « belles robes ».
Inversement, pour Don Pasquale - une œuvre qui, pour la petite histoire, avait créé un petit scandale à sa création car elle était en costumes contemporains -, nous sommes carrément remontées dans le temps, en nous plongeant dans un univers 18ème, pour des raisons trop longues à expliquer, mais qui me semblaient pertinentes. Quand on remonte dans le temps, personne ne le remarque ! Et que dire des productions qui créent un monde propre, ni moderne ni d’époque ? Notre Giasone était situé dans un monde absolument fantaisiste. Dans quelle catégorie cela tombe-t-il ? Et d’ailleurs, que serait une production « d’époque » de Platée ou de Giasone ? Des costumes 18ème ou 17ème ? Des costumes « antiques » ? Antiques à la Poussin ? Antiques comme dans la statuaire gréco-romaine ? Ces œuvres étaient elles-mêmes des interprétations.
Si je suis partisane de quelque chose, donc, c’est de la pertinence, de la cohérence, et de la liberté que nous avons d’utiliser une palette de moyens à notre disposition pour exprimer ce qui nous semble raconter le mieux l’œuvre dans sa spécificité, ce qui sert au mieux la narration. Pour cela, je suis reconnaissante à la voie qui a été ouverte par le Regietheater tant décrié en France - sans qu’on sache souvent bien de quoi il s’agit -, parce qu’il a créé une révolution nécessaire, sans doute parfois excessive, comme toute révolution, mais nécessaire, et qu’il a fait que nous avons aujourd’hui la liberté de choisir des langages scéniques radicalement différents les uns des autres.
Voyez la révolution de la peinture abstraite. Et voyez un peintre comme Richter, qui vogue entre des carrés de couleur géométriques et des portraits d’un réalisme quasi photographique, au gré de ses désirs et des sujets qu’il veut aborder. Aujourd’hui, on n’est pas obligé de faire de la peinture figurative, pas plus qu’on est obligé de faire de la peinture abstraite. Et d’ailleurs, la distinction n’a presque plus de sens.

Dans votre métier, avez-vous rencontré des obstacles en tant que femme ?

Pas vraiment. Du point de vue du travail avec le chef d’orchestre - presque toujours un homme -, par exemple, à de très rares exceptions près - du genre « vieux croûtons machistes » -, c’est généralement très positif. Le côté « combat de coqs » qui a parfois lieu entre un metteur en scène et un chef d’orchestre hommes est désamorcé d’emblée quand on est une femme, et au contraire il y a une complémentarité assez douce et agréable et qui reflète bien la complémentarité de nos rôles dans l’opéra. Mais de manière générale, il est vrai que j’aime travailler dans l’harmonie. Je n’ai jamais eu de problème d’autorité en tant que femme – dans mon expérience, quand on arrive bien préparé et en sachant ce qu’on veut, et en étant capable de convaincre les chanteurs, ceux-ci sont généralement très enthousiastes.
L’obstacle n’est pas professionnel, il est social, dès lors qu’on allie vie familiale et vie professionnelle. La société est prompte à culpabiliser une femme en position de pouvoir - relatif, dans mon cas, mais tout de même... J’ai le sentiment qu’on ne dirait pas de la même manière à une infirmière aux horaires difficiles « Ah, évidemment, avec le métier que tu as choisi, ce n’est pas évident d’avoir une famille », avec ce petit reproche sous-jacent, cet air de « Tu l’as un peu cherché », même de la part de gens bien intentionnés, parce qu’on considère que c’est normal qu’une femme soit infirmière… Un peu moins qu’une femme soit metteur en scène. Ou chef d’orchestre.

Y a-t-il un opéra en particulier que vous aimeriez monter ?

Pas vraiment. J’adore la commande, et j’adore la rencontre avec des œuvres que je n’ai pas choisies, et que je n’aurais pas choisies si on ne me les avait pas proposées. C’est précisément cela que je trouve stimulant dans mon travail. Certaines de mes productions préférées sont des œuvres auxquelles je n’aurais jamais pensé moi-même.

Les directeurs de théâtre ne vous demandent-ils jamais quelle œuvre vous aimeriez monter ?

Cela arrive, et cela me plonge dans un grand embarras, précisément pour cette raison. J’aime la relation de confiance avec des directeurs qui me connaissent et que j’estime, j’aime qu’ils me proposent une œuvre pas simplement pour remplir leur saison, mais en me disant : voilà, cette œuvre, je crois que ce serait intéressant pour vous. Parfois c’est inattendu. Et c’est cela qui a déterminé ma carrière et mon évolution artistique. Nous sommes dans des métiers où notre travail est façonné par le désir des autres.

La lecture du livret, l'écoute de la partition, le choix des décors, des costumes, les répétitions, la générale … Y a-t-il une étape que vous privilégiez ?

Non : j’aime toutes les phases et tous les aspects de mon métier. C’est justement grâce à sa diversité que je l’aime tant. Un métier à la fois très conceptuel et intellectuel, très rationnel parfois, mais aussi très instinctif, très sensuel, très physique. Un métier où l’on est parfois très seul dans certaines phases du travail, mais où l’on collabore aussi avec des gens très différents, des dizaines de corps de métiers, des personnalités parfois difficiles mais toujours riches. Et puis cet immense privilège de travailler avec, par et pour la musique – c’est la première raison pour laquelle je fais ce que je fais. L’amour de l’opéra.

Voudriez-vous ajouter un commentaire à cette interview par rapport à votre mise en scène de Poliuto ?

C’est la première fois que je m’attaque au Bel canto. Un style très particulier, d’une grande abstraction, où le danger de statisme est très fort, où les contraintes sont immenses – les chanteurs sont avant tout préoccupés par l’émission de la voix - et à juste titre, car ne nous leurrons pas, c’est avant tout sur cela qu’ils sont jugés.... Il faut donc travailler d’une manière différente de quand on monte du baroque ou du Mozart, par exemple, ou du contemporain. Il faut penser en termes d’images, de tableaux, il faut trouver une fluidité là où il n’y en a pas, il faut arriver à donner corps à cette abstraction plutôt que d’essayer de la masquer par un réalisme ou une psychologisation excessive et qui mènent souvent à l’ennui ou au ridicule. La beauté du bel canto, c’est qu’on décolle parfois du réel, que l’action s’arrête et que la musique prend réellement le dessus, ce qui est parfois un peu effrayant pour un metteur en scène ; mais si on l’accepte, c’est une grande liberté, car on est en plein dans ce qui fait la richesse de l’opéra comme forme d’art : l’émotion pure, l’expression de l’âme humaine, et l’affranchissement par rapport au réel.

Propos recueillis par Emmanuel Andrieu

Mariame Clément met en scène Poliuto de Gaetano Donizetti au Festival de Glyndebourne, jusqu'au 15 juillet 2015

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