La mezzo française Marie Karall s’impose par la couleur sombre de son timbre hautement dramatique et sa grande implication émotionnelle dans les rôles qu’elle interprète. Si les héroïnes verdiennes ne manquent pas à son tableau passé – nous avons ainsi pu l’entendre dans le rôle de Federica (Luisa Miller) à Lausanne ou dans celui de La Comtesse Ceprano (Rigoletto) au Théâtre du Capitole –, elle avoue volontiers son goût prononcé pour le répertoire français : Carmen évidemment, qu’elle a incarnée sur des scènes aussi prestigieuses que Hong-Kong ou Riga, mais aussi le rôle tant convoité de Dalila, ou encore des incarnations plus légères, telles celles qu’offre le répertoire offenbachien, à l'instar du rôle-titre de La Périchole qu’elle a brillamment défendu en début de saison à l'Opéra Grand Avignon.
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Opera-Online : La musique a toujours été votre passion ?
Marie Karall : Oui, la musique, le langage de façon générale. La voix chantée, plus particulièrement en ce qu’elle exprime l’indicible et donne chair à une immense diversité de sentiments et de ressentis conscients et inconscients. Elle me permet de dire des choses que je ne saurais pas exprimer autrement ou que je n’oserais jamais dire. J’ai fait des études de lettres et de droit mais la joie, le besoin viscéral de faire de la musique ensemble et de la partager l’a emporté. La musique rend la vie chaque jour encore plus belle et parfois tout simplement plus supportable.
Vous avez été premier prix du Concours de Saint-Jean Cap Ferrat en 2006, Lauréate du XXème Concours de chant de Clermont-Ferrand en 2007, Premier prix au XVème Concours de Picardie en 2008, puis Lauréate de l'audition annuelle des Directeurs d'Opéra du Centre Français de Promotion Lyrique présidée par Raymond Duffaut en 2010. Ces divers concours de chant ont-ils été un bon tremplin pour votre carrière ?
Absolument, ces concours m’ont professionnalisée. La première fois que j’ai gagné un concours de chant, ce fut un peu par hasard. J’étais l’une des stagiaires de Robin Bowman de la Guildhall School of Music and Drama de Londres, il m’a inscrite au concours à l’issue du stage, j’étais si jeune, je ne m’attendais à rien. De même, concernant le concours de Clermont-Ferrand, c’est Janine Reiss (NDLR : récemment disparue), dont j’ai longtemps suivi l’enseignement musical, qui m’a dit de m’y inscrire et m’a préparée à cette compétition formidable : j’y ai gagné mon premier engagement, cela a marqué un tournant dans ma vie. Présidé par Raymond Duffaut, le concours du CFPL (Centre Français de Promotion Lyrique), lui, m’a porté et m’a donné un peu plus de crédibilité, des contrats en ont découlé, et ainsi ma carrière a pu démarrer ; j’en suis vraiment reconnaissante. D’autres concours m’ont aidée comme le NYIOP auquel je dois mes débuts au Théâtre du Capitole de Toulouse, mais aussi le concours de la Künstlervermittlung à Munich. Ces concours m’ont tous permis de prêter une oreille attentive aux conseils et remarques des directeurs et directrices d’institutions lyriques.
Vous avez beaucoup chanté à Lausanne ? Vous avez su tisser des liens privilégiés avec Eric Vigié ?
Oui, en effet, Eric Vigié est l’un des directeurs auxquels je dois mes débuts. Il m’a auditionnée il y a dix ans et m’a fait le cadeau de m’intégrer à l’Envol. C’était une formule pour les jeunes artistes qui ressemblait un peu à une troupe, à une résidence à l’allemande je dirais. Le système de résidence est génial. J’ai ainsi pu chanter de beaux rôles de comprimarii, puis des parties un peu plus exposées. C’est surtout une présence importante à l’opéra qui m’a permis d’apprendre à exercer mon métier, j’ai pu observer mes aînés et m’en inspirer. Quand je suis arrivée en Suisse, je m’étais fait remarquer dans quelques concours, mais j’étais assez inexpérimentée scéniquement. J’ai pu y chanter des rôles très divers, comme l’Opinion Publique dans Orphée aux enfers, mais aussi Federica dans Luisa Miller par exemple, ou encore Fenena aux Arènes d’Avenches (NDLR : que le directeur de l’Opéra de Lausanne a longtemps dirigées). Eric Vigié m’a beaucoup appris en me mettant en situation, la seule véritable école. Aujourd’hui encore c’est une personne en qui j’ai confiance pour me conseiller en termes de répertoire si besoin. Son assistante Marie-Laure Chabloz a joué un grand rôle aussi en faveur du développement harmonieux de ma personnalité artistique.
Carmen semble votre « grand rôle », celui que vous avez le plus souvent chanté ?...
Oui, en effet, c’est celui auquel je consacre le plus de temps. Tant en concert que mis en scène. Riga, Hong Kong, Dortmund, Winterthur... J’ai mis longtemps à y accéder, il m’a fallu beaucoup de travail, de patience et d’acharnement pour me le voir confié ; une leçon d’humilité. Chanter Mercedes aux Chorégies d’Orange (nous y étions) m’a permis de gagner une connaissance physique, organique de l’œuvre, d’en mesurer sa composition, sa durée, son énergie, son génie. Mais c’est à Riga que j’ai débuté le rôle. Je marchais dans les rues de New-York en décembre 2017, en pleine préparation de ce qui devait être ma prise de rôle à l’Opéra de Hong Kong, et là j’ai eu le coup de fil rêvé : un jump-in à l’Opéra National de Lettonie. J’y ai beaucoup appris et cela m’a donné l’occasion de me découvrir beaucoup de sang-froid et de calme face à un tel challenge. J’espère parvenir à continuer à approfondir ce rôle au fil des années.
La dernière fois que l’on vous a entendue sur scène, c’était à Avignon dans le rôle-titre de La Périchole. Comment avez-vous abordé le rôle et comment s’est passé le travail avec Eric Chevalier, le metteur en scène du spectacle ?
J’ai abordé le rôle d’un point de vue historique et littéraire avant tout, puis j’ai replacé l’œuvre et sa création dans leur contexte avant d’en goûter le style. J’avais une idée de la vocalité de La Périchole, et je savais que je l’aimais ; vocalement les choses se sont donc faites naturellement. Ensuite, Éric Chevalier a partagé des références cinématographiques avec moi, notamment le film The Golden Coach (Le Carrosse d’Or) de Jean Renoir, d'après une pièce de Prosper Mérimée. Je connaissais déjà Eric Chevalier en tant que directeur d’opéra, et j’avais pu apprécier plusieurs de ses mises en scène. À Avignon, j’ai découvert un homme de théâtre d’une grande finesse, doté de beaucoup d’esprit. Jamais de vulgarité et beaucoup de respect de sa part, pour l’œuvre, pour les artistes, pour la sensibilité, pour le processus de création individuel et collectif. Il m’a permis de travailler dans une ambiance très saine, m’a beaucoup appris et m’a fait découvrir des ressources que je ne me connaissais pas. Lorsque cette production de La Périchole s’est finie, je me suis dit que j’aurais aimé qu’elle dure plus longtemps encore, d’autant qu’une mauvaise bronchite est venue contrarier mes représentations... Peu de temps après ma prise de rôle avignonnaise j’ai été contactée par l’Opéra de Trèves pour être doublure de leur Périchole, souffrante, je n’ai finalement pas joué, mais j’ai eu le plaisir amusé de découvrir leur relecture du texte original ! (rires)
Comment vivez-vous la crise que rencontrent actuellement les salles de spectacle ? Comment voyez-vous l’avenir ?
Lorsque le confinement a débuté je savais que la situation était sérieuse mais je ne m’attendais pas à un tel impact à long terme, les portes des opéras sont majoritairement toutes toujours closes pour le moment, donc il y a vraiment de quoi s’inquiéter, mais j’ai envie de garder foi en l’avenir. De plus, pourrait-on vraiment ne vivre que de virtuel, isolés ?... On le voit, il y a un mouvement en faveur d’un retour à la nature, à l’authentique, à la simplicité, à la contemplation qui émerge. Dans le même ordre d’idée, j’ai envie de croire qu’un besoin de retour au spectacle vivant se fera ressentir. Spectacle dont le public fait partie intégrante, en ce qu’il respire avec nous, interagit avec nous, et nous inspire. L’isolement que nous avons subi nous l’a prouvé : sans les autres, nous ne sommes rien ! Le public et mes collègues me manquent et j’ai vraiment hâte de reprendre les répétitions début août, mais aussi de me produire encore en concerts privés, il faut garder confiance, résister face à l’adversité…
Où et comment avez-vous vécu le confinement ?
J’ai vécu ce confinement en région parisienne, en pleine forêt, stupéfaite, puis résiliante. Je pensais à mon petit frère médecin urgentiste, aux miens, et j’ai vécu au jour le jour, reconnaissante d’être en bonne santé, tout simplement. Heureusement les directeurs concernés par mes contrats remis en question se sont montrés très présents, comme Jean-Louis Grinda qui a adressé des courriers à ses artistes pour les tenir informés de l’évolution de la situation à chaque étape importante avec beaucoup d’élégance. De même, Herribert Germeshausen, (NDLR : directeur de l'Opéra de Dortmund) avec classe, se révèle bienveillant et très actif dans la recherche de solutions et d’adaptation des projets. C’est très réconfortant, dans la tourmente professionnelle, de voir qu’il y a des capitaines aux commandes des navires…
Quels sont vos prochains projets, et quels sont les rôles que vous aimeriez que l’on vous propose ?
Je dois normalement participer à une série de concerts de Gala autour de Carmen, à l’Opéra de Winterthur, en Suisse, cet automne. Mais aussi endosser le rôle de Frédégonde dans l’Opéra Frédégonde de Saint-Saëns/Guiraud à l’Opéra de Dortmund en Allemagne cet hiver. C’est un projet très intéressant, original, monté par l’Opéra en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane. Nous avons un projet d’enregistrement. Ensuite viendront mes débuts à l’Opéra National du Rhin qui m’enthousiasment d’autant plus que Strasbourg est ma ville natale, ce sera dans le rôle de Suzuki dans Madame Butterfly. Ensuite il y aura une Carmen à Dortmund...
Il est question d’une Dalila ailleurs, mais pour l’instant ce n’est qu’à l’état de projet... J’ai eu le bonheur de chanter des extraits de ce rôle sur une belle scène suisse, en juin dernier, avec orchestre : j’avoue que je rêve d’ajouter ce rôle fascinant à mon répertoire. J’aimerais interpréter des rôles comme Charlotte aussi, certains rôles de Donizetti, comme Leonora dans La Favorite par exemple, mais aussi quelques rôles moins longs comme Maddalena, que j’adore, dans Rigoletto. J’aime beaucoup Verdi, Wagner, et tant d’autres compositeurs, mais je suis aussi très ouverte aux découvertes, et aux œuvres moins « mainstream » comme la Nonne Sanglante de Gounod par exemple.
Mais le rêve ultime pour moi, c’est l’Opéra National de Paris, c’est mon souhait le plus cher, qu’importe le rôle que l’on m’y proposerait…
Interview réalisée en juin 2020 par Emmanuel Andrieu
Crédit photographique © Leslie Launay Ménétrier
19 juin 2020 | Imprimer
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