Un an après ses premiers pas à Pesaro dans Semiramide (Assur), Nahuel Di Pierro revient au Teatro Rossini. La basse argentine fait partie des artistes de talent invités par Juan Diego Flórez à se produire dans le cadre du premier volet de la trilogie de concerts « Perpetual Music » orchestrés par Rolex pour œuvrer au rayonnement de la culture et contribuer à aider les interprètes à renouer avec le public – les trois concerts seront retransmis gratuitement sur la plateforme Medici.tv dans 180 pays.
Lors de ce premier concert « Perpetual Music » de Pesaro, Nahuel Di Pierro interprétait sa grande scène d’Assur et un sextuor du Voyage à Reims – on rendait compte de la soirée. Et au lendemain de ce gala, nous l’avons interrogé au bord de l’Adriatique, pour y évoquer sa passion pour la mise en scène et sa volonté de fédérer tous les publics autour de l’opéra.
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Vous revenez chanter à Pesaro un an après vos débuts au Rossini Opera Festival dans le rôle d’Assur (Semiramide). On dit pour les écrivains que le deuxième livre est plus difficile que le premier. Qu’en est-il pour vous ?
J’avais toujours rêvé de chanter ici, et faire un début avec une œuvre comme Semiramide était assez intimidant. Assur est un rôle dramatique qui annonce le répertoire de Verdi, il y a beaucoup d’attentes et la pression qu’on se met soi-même. Il me semble par ailleurs plus difficile de faire un concert qu’un opéra. À l’opéra, on a un personnage à défendre, et des semaines de répétitions derrière nous. On commence avec des scènes, on a le temps d’entrer peu à peu en contact avec le public. Au concert, il fallait directement attaquer avec la scène de folie d’Assur (chose assez rare pour le répertoire de basse) et doit transmettre beaucoup de théâtralité. En étant entouré de chanteurs aussi exceptionnels, on a tous envie de bien faire les choses. Mais c’était évidemment moins stressant qu’un début avec ce rôle en entier, l’un des plus difficiles du répertoire !
Quelle est votre ouverture préférée de Rossini ?
J’aime beaucoup celles de Guillaume Tell et de Semiramide, mais je trouve qu’il y a quelque chose de très touchant dans celle du Barbier de Séville (la même que dans Elisabetta, regina d’Inghilterra). Je ne m’ennuie jamais dedans, et je crois que c’est celle que je préfère.
Vous avez fait partie de l’Instituto Superior de Arte du Teatro Colón de Buenos Aires, de l’Académie de l’Opéra national de Paris et des Young Singers Project du Festival de Salzbourg. Avez-vous ressenti des spécificités locales relatives à chacune de ces formations ?
Oui, forcément. J’ai commencé au Teatro Colón juste après le lycée, à 17 ans, et j’avais soif d’apprendre. C’est une école de chant vraiment orientée répertoire lyrique. J’y ai appris des rôles de Mozart, Bellini ou Rossini. J’avais la chance d’avoir un professeur qui était baryton dans la troupe du Teatro Colón, et je voyais tous les spectacles.
À Paris, j’ai d’abord dû me concentrer sur l’apprentissage du français, et donc sur le répertoire français, que je n’avais pas travaillé avant car la tradition est plutôt italienne à Buenos Aires. J’ai commencé à plancher sur Debussy, Ravel, Berlioz. C’était la première fois que j’entrais en contact avec Pelléas et Mélisande, avec ce langage. J’ai été bouleversé par cet équilibre entre la parole et la musique. Mes années à Paris, c’est aussi le moment où j’ai posé les bases de ma carrière. J’ai commencé à collaborer avec un agent, à faire des auditions et à ouvrir mon spectre.
À Salzbourg, j’ai surtout travaillé Schubert, Wolf, et le lied en général, avec Christa Ludwig (dont je n’oublierai jamais la gentillesse et la grande culture !) et Thomas Quasthoff.
À chaque expérience, j’étais force de proposition, curieux et actif dans ma formation. J’ai envie de penser que je sais toujours ce que je veux, même si je ne le sais pas. Parfois, on n’a pas trop idée de ce qu’on cherche, et on se laisse guider par le prof, mais je pense que c’est important de se fixer des objectifs à court terme et des étapes.
Au-delà du prestige des scènes qui vous ont lancé, y a-t-il une dynamique entre étudiants d’une même promo, qui posent les bases de liens forts pour l’avenir ?
Des liens se créent forcément entre les chanteurs. J’étais par exemple aux côtés de Stanislas de Barbeyrac et Andrei Bondarenko, qui ont par la suite développé une grande carrière. On reste en contact, on se suit, on va s’écouter. On partage la même passion et les mêmes inquiétudes.
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Et ce réseau de chanteurs qu’on aime autour de soi, c’est aussi ce qui permet l’organisation rapide de soirées comme le concert « Perpetual Music », par exemple…
Ce n’est pas évident, car notre métier met de plus en plus d’intermédiaires entre les artistes. Il y a les agents, les directeurs de casting, les mécènes… Même si ça peut faciliter certaines démarches, je pense qu’il faudrait trouver un certain équilibre. On ne parle pas assez entre chanteurs parce que chacun fait les choses de son côté. Et on attend toujours l’appel de l’agent ! Je crois que ça commence à changer un peu avec l’initiative UNiSSON et les conséquences de la crise sanitaire. J’espère qu’une conscience collective est en train de se développer.
Quel regard portez-vous sur les réseaux sociaux, qui sont un moyen de connecter les artistes entre eux, mais aussi les artistes et le public ?
Aujourd’hui, on est habitué à recevoir sur les réseaux sociaux des messages spontanés de gens qu’on ne connaît pas, et qui apprécient ou non nos prestations. Sur YouTube, on a des likes, des dislikes, des commentaires. L’année dernière, quand je suis venu pour Semiramide, j’ai été vraiment surpris par la ferveur du public en Italie. Rossini est vraiment un patrimoine national. Des gens postaient des vidéos ou des enregistrements de la radio, avec plein de commentaires sans filtres. On a eu 35 critiques pour la seule presse écrite italienne (contre 15 ou 20 critiques internationaux). Chaque journal local est venu à Pesaro et a écrit un papier ! Certains aimaient, d’autres détestaient. J’ai eu des critiques qui parlaient de moi comme d’une grande découverte, ou qui disaient que j’étais un chien, littéralement. J’adore cette passion !
Les rôles que vous chantez impliquent toujours un engagement théâtral très fort, et les metteurs en scène semblent vous pousser dans vos retranchements. Est-ce quelque chose que vous recherchez ?
Oui, c’est comme ça que je conçois l’opéra. L’opéra ne devrait pas être loin du théâtre, c’est du théâtre chanté, du théâtre musical. Certains styles vont donner la priorité à la voix, d’autres vont privilégier la parole aux virtuosités vocales. Le travail d’un chanteur est de pouvoir être au service du théâtre, de la musique et du texte. J’aime le théâtre, et quand je ne vois pas de théâtre, ça me dérange. Jerzy Grotowski s’est demandé ce qu’était le théâtre, au fond. En enlevant la scénographie, les décors, le maquillage, les lumières, les costumes, et même le texte (la commedia dell’arte improvisait sans dialogues) on a toujours du théâtre. Il en conclut finalement qu’il faut au minimum un comédien et un spectateur. Je trouve ça très fort, en fait.
Quel est pour vous le metteur en scène idéal ?
Un bon metteur en scène d’opéra doit d’abord comprendre la musique. On ne peut pas demander à un metteur en scène de théâtre de monter du Shakespeare ou du Tchekhov s’il ne sait pas lire et qu’on lui a enregistré tout le texte ! Actuellement, on fait venir des cinéastes et des gens de théâtre pour poser un nouveau regard sur l’opéra… encore faut-il qu’ils sachent s’y prendre ! J’aime le regard d’un cinéaste ou d’un metteur en scène de théâtre, mais souvent je trouve que le travail sur la musique est insuffisant. Le temps de la pièce, au théâtre, est le temps de la lecture. À l’opéra, il y a en plus la musique et les tempi du chef. Si le metteur en scène n’a pas la partition, alors 80% de l’œuvre lui est inconnus. Aujourd’hui, on nous propose un opéra avec au moins deux ou trois ans d’avance : tout le monde a le temps de se préparer, il n’y a pas d’excuse !
Le théâtre est parfois synonyme de scandale. Vous avez participé au Don Giovanni par Michael Haneke à l'Opéra national de Paris, au Così fan tutte par Christophe Honoré au Festival d’Aix-en-Provence, ou à L’Enlèvement au sérail par Luk Perceval au Grand Théâtre de Genève, qui ont tous les trois fait jaser. Comprenez-vous les réactions parfois scandalisées du public ?
Oui, c’est normal. Les particularités culturelles d’une société ont parfois du mal avec certaines choses. Il y a différents niveaux et il faut analyser chaque cas. Vous savez, le public viennois a été très hostile à la création de Don Giovanni en 1788. À mon avis, la réaction du public est à respecter, mais pas à suivre. On fait avant tout des spectacles pour le public, or il ne faut pas chercher à tout prix son approbation. Si on fait des spectacles seulement pour lui plaire, on va tout le temps proposer la même chose. Il faut être fidèle à ce qu’on a envie de raconter. Et en tant qu’interprète, on se doit de faire confiance au metteur en scène, même si on n’est pas d’accord (sauf bien sûr si ça dépasse nos propres limites, et on en discute).
Il y a un lien entre la rythmique rigoureuse de Rossini et les musiques de votre dernier CD, Anclao en París (tangos, milongas), qui sont elles aussi définies par leur tempo et la liberté des lignes vocales…
La base de la musique de Rossini, c’est effectivement le rythme. C’est pour ça qu’elle est si excitante ! Chaque interprète a son propre rythme et son style de vocalises à établir avec le chef. Plus vite ou plus lentement, ça ne marche pas : il faut vraiment trouver le tempo. C’est avec l’arrivée du vérisme (Puccini, Mascagni) et de Wagner que le côté dansant depuis Monteverdi va se perdre. Dans la chanson ou dans le tango, la parole va donner une liberté d’expression, avec un rythme à part et un côté touchant. Chez Rossini, la musique est là pour accompagner la voix. L’harmonie reste très simple, à base de motifs rythmiques qui se répètent. L’écriture est là comme un cadre, mais il faut ensuite l’interpréter, guidé par les affetti, les émotions et le texte, surtout dans Rossini car il était capable d’utiliser la même musique pour un autre opéra dans une situation complètement différente.
Il y a aujourd’hui une dichotomie entre musique populaire et opéra. Comment l’opéra peut-il (re)devenir un art populaire selon vous ?
Je pense qu’un des problèmes de l’opéra, c’est la tradition. On a tous envie d’entendre ce qu’on connaît déjà. D’un côté, c’est difficile de rendre populaire Ercole amante, qui a été conçu pour le mariage de Louis XIV ! Il n’y a encore pas assez de place pour la création contemporaine dans les maisons d’opéra. Les compositeurs vivants cherchent souvent à aller au-delà de ce qu’on a entendu, créer leur langage à eux. Pour que l’opéra redevienne populaire, il faut parler directement aux gens, aux enfants, aux adolescents, créer des spectacles qui soient en phase avec notre époque.
Il y a aussi la question de l’image qu’on donne de l'opéra. Les pubs, les films, les médias en général, montrent souvent les gens qui vont à l’opéra avec des robes et des costumes très chers : ça exclut forcement beaucoup de monde. Heureusement, ce n’est pas forcément le cas en France.
Les maisons d’opéra doivent trouver un équilibre entre le « répertoire », qu’il faut évidemment continuer à défendre, et quelque chose d’autre, qu’on n’appellerait peut-être plus « opéra », mais « œuvre ». L’opéra doit appartenir aux gens. Il faut aussi opérer un changement : ce n’est pas qu’il faille faire venir les gens à l’opéra, c’est l’opéra qui doit venir vers les gens. Bien que ça existe déjà, ce n’est pas généralisé. Ici, maintenant, sur cette plage à Pesaro, la ville où est né Rossini, combien de gens vont à l’opéra ? À l’école, combien d’enfants ont un contact avec l’opéra ? Toutes les institutions ne programment pas non plus des opéras pour enfants. L’opéra était populaire jusqu’à l’arrivée du cinéma. L’ouvrier qui attendait le samedi soir pour aller voir Le Trouvère a commencé à aller voir les films de Chaplin. Il faut aussi accepter que le cinéma, la télé, et maintenant Instagram et TikTok, aient pris le dessus. Si on ne commence pas à penser les spectacles pour développer l’intérêt des jeunes, l’opéra sera amené à disparaître.
Vous n’avez jamais chanté en russe…
J’ai fait des mélodies de Moussorgski et je rêve de Boris Godounov, comme toutes les basses ! Pour l’instant, avec ma voix lyrique, je me sens bien avec des orchestres mozartiens et belcantistes. Mon instrument souffrirait si j’allais maintenant vers un répertoire à l’orchestration plus dense. Et puis il y a tellement de chanteurs russes et ukrainiens qui sont nés avec ça et qui le font très bien ! Je rêvais de chanter Rossini quand j’étais jeune, je voyais ça tellement loin et difficile de tenir un rôle comme Assur. Finalement, je vois aujourd’hui que je peux le faire. Dans un futur peut-être pas si lointain, je rêve de faire Faust de Gounod, Attila et les premiers Verdi. Mais je pense que je vais rester au XIXe siècle, et de ce côté-ci de l’Europe… et peut-être me dédier à la mise en scène !
Propos recueillis le 22 août 2020 à Pesaro par Thibault Vicq
26 août 2020 | Imprimer
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