Des éclairs, axé sur l’ingénieur électrique Nikola Tesla (rebaptisé Gregor), marquait en 2010 le chapitre final d’une trilogue de biographies-fictions de Jean Echenoz, après Ravel et Courir (à propos de l’athlète tchécoslovaque Emil Zátopek). Le roman fait aujourd’hui l’objet de l’adaptation scénique, Les Éclairs, en création mondiale à l’Opéra Comique. L’écrivain a lui-même adapté cette « vie imaginaire » en livret, par la suite mis en musique par le compositeur Philippe Hersant et en scène par Clément Hervieu-Léger. À quelques jours de la première, nous avons cherché à en savoir plus auprès de Jean Echenoz sur la fabrique d’un livret d’opéra, surtout quand c’est la première fois…
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Comment avez-vous appréhendé le monde de l'opéra pour « mettre en vie » votre roman Des éclairs ?
Jean Echenoz : « Appréhender » est un mot juste, dans tous les sens du terme. À la demande d'Olivier Mantei (NDLR, directeur de l’Opéra Comique jusqu’au 31 octobre 2021), je lui avais proposé de faire « quelque chose » pour l'Opéra Comique à partir de mon roman Des éclairs. Comme l'idée lui a plu, je me suis retrouvé pris au mot, et donc mon appréhension était précisément très grande : ma culture de l'opéra est assez limitée et je me suis retrouvé en terrain inconnu. Je pensais d'abord utiliser ce roman tant que je le pourrais mais je me suis vite rendu compte que c’était illusoire. S'il fallait conserver l'axe des événements dans la vie de mon personnage, ça ne devait évidemment passer que par le dialogue. Et si le dialogue romanesque, le dialogue théâtral et le dialogue cinématographique n’ont à mon avis rien de commun – ce sont trois façons différentes de faire parler les personnages – le dialogue opératique est encore un autre univers. Il ne reste finalement pas une phrase du roman dans le livret, seulement quelques mots vers la fin. Il fallait faire s'exprimer les personnages dans une préoccupation permanente de l’articulation, de la prosodie, du rythme, dans l'idée d’une musique imaginaire qui n’avait pas encore été composée. Cela supposait une dimension psychologique un peu plus démonstrative, alors qu'elle n'était que suggérée dans mon roman où peu de dialogues apparaissaient.
Le discours indirect libre est ancré dans le roman. Comment passer au discours direct à l’opéra ?
J’ai eu spontanément recours au vers classique, parfois – par séries d’alexandrins, d’octosyllabes ou de décasyllabes –, ce qui me convenait dans un premier temps parce que c'était une façon de scander et de rythmer les choses dans cette hypothèse musicale dont je ne savais encore rien. Mais je ne voulais pas non plus m'enfermer dans cette forme. Et en même temps, je ne pouvais pas m'installer dans ce système de versification blanche un peu trop confortable. Il fallait aussi la casser, la déséquilibrer, jouer avec elle.
Dans le roman, la rupture se retrouve dans le rythme de l’écriture. Vouliez-vous retrouver ce rythme dans l’opéra d’une autre façon ?
En travaillant sur un roman, j’ai toujours le souci de faire naître des images alors que dans la perspective d'un opéra, c'est la dimension scénique qui ne m'a pas quitté. Ce n’était pas du tout la même mécanique et, en me représentant les scènes, je me suis surpris à écrire des didascalies, ce que je n’avais évidemment jamais fait. En avançant, je commençais à imaginer de façon hypothétique une mise en scène. Je me mettais tout le temps en situation de spectateur imaginaire, ce qui n'est pas du tout le même fonctionnement qu'avec un roman. Et curieusement, même si c'était au départ extrêmement intimidant, une espèce de mécanisme s'est enclenché et je me suis trouvé pris à ce jeu, pris dans ce rythme-là. Alors que d'ordinaire je suis extrêmement lent dans mon travail, une cadence s'est assez vite imposée d'elle-même.
Comment avez-vous écrit pour le chœur ?
Là non plus, je n’avais pas anticipé au départ le recours à un chœur avant de découvrir son évidence, sa fonction de commentaire, d'arrière-plan, de ponctuation des scènes, de contrepoint par rapport à l’action : tout ce que cela permettait. C'était une forme narrative très stimulante et toute neuve pour moi, au service de l'œuvre à venir.
Vous avez ajouté un personnage qui n’était pas dans le roman…
Il y avait très peu de personnages féminins dans le roman et le personnage de Betty s’est imposé pour équilibrer la distribution, mais pas seulement. Il fallait inventer une autre personne, une femme qui soit à la fois actrice à part entière de l’intrigue en même temps que témoin de l'action. Elle a ses états d'âme, provoque des réactions et intervient dans le drame.
Avez-vous voulu faire parler plusieurs personnages simultanément pour faire avancer l'action plus vite, ou au contraire avez-vous allongé le temps de parole ?
Techniquement, j’ai eu un peu de mal à mettre ça au point. Je voulais arriver à faire des textes qui s’entrelacent, des duos qui se mêlent ou se superposent. Mais c'est là qu'intervient le rôle du compositeur, qui est évidemment le maître de cette entreprise. J’ai vu en répétition que Philippe Hersant avait très bien fait s’enlacer des dialogues qui n'arrivaient qu'à se succéder dans le texte. Il a produit ce que j'aurais voulu mettre en place dans l'écriture.
Avez-vous transmis l'ironie de votre roman à travers le dialogue où est-ce plus une affaire de mise en scène ou de musique ?
Sans jouer avec le recul que permet toujours le roman, j'ai essayé de garder une espèce de distance par rapport à ce que je faisais dire aux personnages, en ayant aussi recours parfois à des stéréotypes, des fragments de conversation anodine. Mais de toute façon, ce sont la musique et la mise en scène qui disposent ensuite de ces dialogues. Et il n’était pas question de travailler sous le seul angle de la comédie. Même s'il s'agit, comme l'a défini Philippe, d'un « drame joyeux ».
Êtes-vous force de proposition aujourd'hui sur le plateau pendant les répétitions, en disant « c'est exactement ça que je voulais » ?
Je n'ai aucun rôle à jouer sur le plateau, je suis heureux d'assister aux répétitions mais je crois que je n'ai absolument pas à y intervenir. J'ai proposé un matériel dont le compositeur et le metteur en scène font ce qu'ils veulent Ce qui m'intéresse, ce sont les infléchissements du livret produits par la mise en scène et la musique. Il y a par exemple un air que Philippe m’avait demandé de développer, et que j’avais écrit avec une certaine idée de la psychologie du personnage, dans un de ses moments d'optimisme un peu aveugle. Philippe y a mis une tonalité presque mélancolique qui renouvelle complètement le propos, qui enrichit toute la scène. Outre le dispositif scénique, la musique transforme le texte écrit, le son peut métamorphoser le sens.
Propos recueillis par Thibault Vicq le 21 octobre 2021
Crédit photo © Rolland Allard
23 octobre 2021 | Imprimer
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