Rencontre avec Marina Rebeka : « rester fidèle à soi-même »

Xl_marina-rebeka-interview-don-carlos © Marina Rebeka / Prima Classic

Après avoir fait ses débuts à l'Opéra national de Paris en 2018 dans l'un de ses rôles signatures, Violetta de La Traviata, la soprano Marina Rebeka y revient pour la version en cinq actes de Don Carlos de Verdi (en français), à l’occasion d’une prise de rôle. Elle poursuit ainsi un solide parcours articulé autour de Rossini, du belcanto ou de Verdi, même si le répertoire français (Thaïs de Massenet ou Faust de Gounod) et le vérisme (à partir de Puccini) commencent aussi à prendre de l'importance dans ses saisons. Elle nous parle de ses choix, parfois très arrêtés, à travers le miroir de ses futurs rôles, en restant résolument fidèle à elle-même.

Opera Online : Comment avez-vous abordé le personnage d’Élisabeth dans Don Carlos ?

Marina Rebeka : Jusqu'à présent, j'ai toujours refusé Élisabeth de Don Carlo (en italien) à chaque fois qu'on me l'a proposée, mais j'ai finalement décidé de relever le défi de la version en cinq actes en français à Paris.

On peut aborder cet opéra comme une transition entre le belcanto et le vérisme, mais ce qui me semble le plus approprié pour le rôle est de l’appréhender sous le prisme de sa noblesse. Tous les sons sont très égaux et doivent être parfaitement calibrés et maîtrisés, en particulier dans les nuances piano – parfois Verdi écrit quatre piano, comme dans son Requiem – et de magnifiques aigus légers. Bien que la reine Élisabeth ait un caractère fort, c'est une femme très fragile, et chaque fois que la partition descend dans les graves, elle ne doit jamais avoir l'air d'une paysanne, elle doit toujours rester royale. Elle essaie toujours de contrôler ses émotions avec dignité. Ce rôle hybride permet d'éduquer la voix dans tous les registres. Il est très lyrique, mais repose entièrement sur la qualité du son. Cette première version française de Don Carlos est celle que Verdi a essayé d'adapter au mieux au style français, comme Meyerbeer.

Vous avez enregistré la version originale de La Vestale et l’édition critique de Norma. Avez-vous un besoin d'authenticité ?

Oui, car l'enregistrement ne se limite pas au chant. Les traditions modifient généralement la source originale d'une manière ou d'une autre. On se sent également plus proche de la personnalité d'un compositeur lorsqu'on étudie directement son écriture. Évidemment, il faut garder à l'esprit que son idée initiale a évolué au gré des chanteurs qui se trouvaient face à lui. Pour autant, il faut s'en tenir au texte et aux notes spécifiques destinées à dépeindre un type de personnage particulier.

Lorsque Maria Callas chante La Vestale, c'est en italien mais aussi très romantique par rapport à ce qui devrait être musicalement plus proche de Gluck. Le Palazzetto Bru Zane a réalisé une partition entièrement nouvelle pour notre enregistrement. Pour mon album Amor fatale: Rossini arias, j'ai réécrit le matériau d’origine à partir des manuscrits que j'ai trouvés à Pesaro et dans différentes bibliothèques. Dans Norma, j'ai été surprise de constater que tout l'air Casta diva était en sol majeur – la tonalité ne change pas dans l'introduction instrumentale – et que certaines articulations n'étaient pas celles auxquelles nous sommes habitués. Je ne le chanterais pas ainsi à La Scala parce que je sais que je serais huée si je ne l’interprétais pas comme la Callas... Quand j'ai chanté I vespri siciliani là-bas, il y a eu une bataille dans le public entre les spectateurs qui criaient « brava » et trois personnes qui huaient. La Callas et Scotto ont également été huées, alors je prends ça comme un compliment !

Marina Rebeka dans Thais au Teatro alla Scala © Brescia e Amisano
Thais, Teatro alla Scala © Brescia e Amisano

Votre album Essence, paru en 2023, prend des allures de teaser de votre future carrière, avec des extraits de Rusalka de Dvořák, de La Dame de pique de Tchaïkovski, et un peu de vérisme...

« En plus de Tosca, que j'aurai à mon répertoire d'ici 2029, j'aimerais beaucoup chanter Rusalka (...). J'aimerais également chanter Lisa dans La Dame de Pique et rechanter Tatiana dans Eugène Onéguine. »

En plus de Tosca, que j'aurai à mon répertoire d'ici 2029, j'aimerais beaucoup chanter Rusalka, même si je sais qu'il me faudra du temps pour me plonger dans la prononciation tchèque. S'imprégner d'une langue, c'est s'ouvrir à un monde très différent. J'aimerais également chanter Lisa dans La Dame de pique et rechanter Tatiana dans Eugène Onéguine. La seule question est de savoir si on me le demandera. Beaucoup de sopranos peuvent chanter Tatiana, mais si vous avez encore un mi bémol et des coloratures dans la voix, il est plus probable que l'on vous demande de chanter Anna Bolena et Roberto Devereux de Donizetti. C'est aussi ce qui vous permet de rester sur le marché.

Et parfois, il faut aussi changer d'approche avec les rôles que l'on connaît déjà. Alors que j'avais annoncé que j'arrêterais de chanter Violetta en 2020, j'ai finalement décidé de reprendre le rôle l'année dernière, contre toute attente, car le personnage me colle à la peau depuis le début de ma carrière.

Comment déterminez-vous que c’est le bon moment d’aborder un rôle et que vous serez en mesure dans le chanter quatre ans plus tard ?

J’ai toujours besoin d’anticiper ce à quoi ma voix ressemblera, et ce que les rôles que je chanterai avant pourront m’apporter. Le vérisme vous « bouscule » profondément, donc je ne peux pas intégrer un Rossini ou du belcanto juste avant ou après. Après Norma cet été à Milan, je devrai étendre un peu ma vocalité pour Aïda à Vérone.

Nabucco, que je vais bientôt intégrer à mon répertoire, reste proche de Norma dans la mesure où Verdi a écrit le rôle d’Abigaille pour Giuseppina Strepponi, une soprano belcanto dramatique : c’est le même type de technique très précise, l’orchestre garde le rythme en dessous, et vous interprétez la ligne. Je vais aussi chanter la Lady Macbeth de Verdi dans les prochaines années, même si je pensais initialement ne pas pouvoir le faire tout en conservant Norma et Nabucco. J’arrive à un âge où je me demande ce que je peux faire d’autre sans abimer ma voix, et j’aborde calmement mais résolument les choses à ma façon. Renata Scotto et Mirella Freni n’ont jamais changé leur voix pour correspondre à un répertoire. Si j’abordais Don Carlos avec des graves profonds et Nabucco avec le gros son d’une Santuzza (Cavalleria rusticana), je trahirais ma voix et l’esprit initial de Verdi. Il y aura toujours quelqu’un pour dire que ma voix n’est pas adaptée à tel répertoire, mais c’est ainsi que je chante. Rejetez la faute sur les choix de distribution ! Il faut prendre des décisions, non pas en obéissant aux traditions ou aux attentes, mais en restant fidèle à soi-même.

Tout au long de votre carrière, vous avez toujours fait vos propres choix, y compris en créant votre propre label, Prima Classic, pour obtenir le son exact que vous souhaitiez...

« Je veux enregistrer ce qui correspond à ma voix au bon moment, même si ça ne correspond pas à ce que le marché exige. »

L'art est quelque chose d'unique à offrir. Si on vous dit de vous sentir triste dans un rôle, vous ne le serez pas sur commande. Si ça sonne artificiel et n'émeut personne, à quoi bon ?

De même, pourquoi enregistrer un album en trois jours ? La voix est fatiguée, vous ne pouvez pas exprimer tout ce que vous voulez, simplement parce que vous devez payer l'orchestre, alors même que c’est gravé pour durer. Je veux enregistrer ce qui correspond à ma voix au bon moment, même si ça ne correspond pas à ce que le marché exige. Je ne suis pas intéressée par le fait d’enregistrer des airs inconnus juste pour plaire aux critiques, qui oublient votre disque un an après sa sortie.

Dans les générations précédentes, toutes les grandes sopranos savaient qu’il était indispensable d’enregistrer les classiques pour exprimer leurs idées et leur propre personnalité. Vous devez avoir une réelle approche créative dans toute chose, à commencer par le son, et toujours vous demander pourquoi vous le faites. Comment se fait-il qu'il y ait trois types de mastering dans la musique pop, mais pas dans la musique classique ? Lors de l’enregistrement d’Amor Fatale, l'ingénieur du son n'arrêtait pas de me demander d'adoucir le son dans les aigus. Je ne peux pas, et c'est toujours un grand succès dans les salles d'opéra. Une gamme étendue, entre le piano et le fortissimo, est toujours impressionnante dans une salle, mais extrêmement difficile à enregistrer, et c’est la raison pour laquelle ces voix doivent être enregistrées.

Considérez-vous qu’il soit plus difficile de faire votre métier tel que vous l'entendez ?

C'est une question de degré d'utilisation du corps, des émotions et du cerveau. Pour être vraie, je dois comprendre profondément de ce que veulent le compositeur, le librettiste et le metteur en scène. Si les intentions du metteur en scène vont à l’encontre de ma compréhension de la musique et du texte, il doit me convaincre.

« Si les intentions du metteur en scène vont à l’encontre de ma compréhension de la musique et du texte, il doit me convaincre.
J’ai la réputation d’être difficile, mais parce que je crois qu’il est de ma responsabilité de préserver cette forme d’art pour les prochaines générations. »

J’ai la réputation d’être difficile, parce que je crois qu’il est de ma responsabilité de préserver cette forme d’art pour les prochaines générations. Pourquoi tenir une note aigue ou produire de folles coloratures si vous n’exprimez rien de particulier ? Pourquoi devrais-je me déshabiller, être violente, ou simuler des relations sexuelles sur scène si ce n’était pas l’intention du compositeur ?

Les chanteuses et chanteurs qui interprètent leur rôle avec sincérité et chantent magnifiquement font revenir le public dans les salles. Susciter la compassion et la compréhension mutuelle repose sur nous, parce que nous sommes ceux que le public regarde sur scène. Sans chanteurs, il n’y a pas d’opéra. Dans le ballet, que j’adore, vous ne pouvez pas modifier un mouvement, les costumes doivent tous être parfaits. Ne pourrait-il pas en être de même à l’opéra ? Au Metropolitan Opera ou à la Scala, La Bohème dans la mise en scène (très classique) de Zeffirelli affiche toujours complet. Vous pourrez toujours voir des gens en jeans dans des comédies musicales, au théâtre ou dans des films. Une mise en scène historique à l’opéra ne signifie pas qu’elle est datée. Les spectateurs sont intelligents, et si la représentation est vraiment captivante, le public continuera de réfléchir.

Marina Rebeka dans Maria Stuarda à l'Opera di Roma © Yasuko Kageyama
Maria Stuarda, Opera di Roma © Yasuko Kageyama

Il y a quelques années, vous disiez ne pas être très attirée par Cio-Cio-San (Madame Butterfly) et Aïda, mais vous avez fini par les chanter. Avez-vous changé d'avis ?

Je faisais référence à la personnalité des personnages plutôt qu'à la voix. J'ai préparé Butterfly pendant plus de neuf ans et je ne pouvais pas l'interpréter avant d'avoir vraiment lu énormément sur la culture japonaise. Parfois, il faut oublier tout ce que l'on a écouté auparavant et se contenter de regarder la partition. Mon déclic avec Butterfly a été son duo avec Pinkerton au premier acte. Elle a terriblement peur, mais elle est prête à tout abandonner pour cet homme. Dans l'acte II, au plus profond d’elle-même, elle sait que Pinkerton l'a trahie, mais elle refuse de l'admettre parce qu'elle est têtue. Lorsque la réalité la rattrape enfin, elle comprend qu'il n'y a pas d'autre solution que de tout abandonner, y compris sa propre vie. En tant que chanteuse, vous devez essayer de convaincre tout le monde jusqu'à la toute fin que tout ira bien.

Aïda est manipulée de totues parts, personne n'a de réelle compassion pour elle. La seule chose qu'elle fasse pour elle-même est de s’enfermer dans un tombeau. Il faut trouver comment lui faire passer d'une personnalité à l'autre : une reine potentielle, une fausse esclave, une femme fragile et aimante... Dans son premier air, « Ritorna vincitor », elle est terrifiée, il n'y a aucun besoin de montrer la voix ici ! Amneris est directe, Aïda est un point d'interrogation. Amneris est plus faible dans ses cris et ses grandes émotions qu'Aïda dans sa capacité à rester calme.

Vous avez donné votre premier récital de mélodies de Rachmaninoff en décembre dernier à l'Opéra national du Capitole. Comment l’appréhendez-vous ?

Rachmaninoff est vraiment cher à mon cœur. Un récital de ses mélodies n'est pas moins qu'un opéra, c'est comme traverser une grande partie de sa vie car il a écrit ses romances de 1890 à 1916, juste avant de devoir s'exiler de Russie. Ce qui est très intriguant, c'est que le texte n'est jamais direct, les mots et la musique sont incroyablement liés. « Pour elle », dans l'opus 38, ne s'adresse pas à une femme, mais à la Russie qu'il a connue et qui n'existe plus. C'est une tâche immense que de chanter ces mélodies les unes après les autres, car elles sollicitent tous les registres, dans des atmosphères et des durées différentes. Si vous chantez « Dissonance », issue de l'opus 34, vous pouvez chanter n'importe quoi. Rachmaninoff est un trait d’union de Tchaïkovski vers Stravinsky, Prokofiev et Chostakovitch. En réalité, j'ai enregistré un album de mélodies de Rachmaninoff, mais je ne l'ai pas sorti car je n'en étais pas satisfaite. Je finirai par le réenregistrer, mais je ne sais pas quand, je dois trouver le temps et le bon pianiste. Je ne veux pas simplement le sortir, j'ai besoin de chanter assez souvent ce répertoire pour m'imprégner de ses réflexions, et le bon moment finira par arriver.

Propos recueillis par
publié le 19 mars 2025 à 09h07

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