Tristan et Isolde, l'harmonie du sublime

Xl_tristan-et-isolde-opera-wagner © DR

Tristan et Isolde s’est assurément imposé l’un des monuments du genre opératique – quand bien même l’œuvre trouve manifestement certains échos dans la vie privée dissolue (voire « vaudevillesque ») de Wagner alors qu’il composait son opéra.
En 1993, le Festival de Bayreuth confiait la mise en scène de son Tristan et Isolde à Heiner Müller et le dramaturge et écrivain est-allemand réalisait une production ayant marqué une génération de mélomanes. Dans le cadre de son festival « Mémoires » (qui recrée aujourd’hui les productions d’opéra emblématiques d’hier), l’Opéra de Lyon (re)donne ce Tristan et Isolde mis en scène par Heiner Müller, avec Daniel Kirch et Ann Petersen dans les rôles titres. Pour mieux préparer le spectacle, nous revenons sur la genèse et les enjeux musicaux et dramatiques de l’œuvre emblématique de Wagner.

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« Sublime et morbide, dévorante et magique, unissant l’ivresse du désir à l’ivresse de la mort, dans l’enthousiasme de la volupté » : c’est ainsi que Thomas Mann évoque Tristan et Isolde, l’œuvre la plus envoûtante et la plus radicale de Richard Wagner. Pourquoi un roman d’amour qui fascinait l’Occident depuis le Moyen-Age atteint-il avec Wagner une dimension encore inégalée ? Drame musical où rien ne survient qui ne procède du cheminement intérieur des protagonistes, Tristan et Isolde devait être « simple », de l’avis même de son auteur. L’ouvrage s’inscrira comme une révélation dans l’imaginaire des mélomanes et comme une révolution dans l’écriture musicale. Seule une musique nouvelle était capable de traduire une conception aussi paroxystique et métaphysique de l’amour. Page inaugurale devenue elle aussi mythique, le Prélude saisit littéralement l’auditeur comme s’il était convié lui-même à entrer en résonance avec le fameux « accord de Tristan ». Ce geste musical fondateur ouvre les portes d’un univers sonore et émotionnel aussi inoubliable qu’insurpassable. Wagner donne une réalité sensible au mythe éternel de Tristan et Iseult en utilisant le chromatisme et une harmonie déployée jusqu’aux confins de l’atonalité. Les mouvements de l’âme deviennent ceux de la musique. Le vertige du désir qui galvanise les amants et l’impossibilité pour ce désir de se résoudre autrement que dans l’absolu de la mort  engendrent la continuité enveloppante et irrésistible du tissu musical. L’auditeur est quasiment ensorcelé par le miroitement incessant d’harmonies irrésolues, accentué par la reprise constante de motifs en perpétuelle transformation. Récit d’amour et d’éternité,  le mythe s’incarne dans la musique résolument novatrice d’un compositeur devenu capable de « porter l’idée de légende et de conte jusqu’à l’illusion de la réalité absolue de l’irréel », selon la formule du philosophe et musicologue Theodor Adorno.

La vie rêvée de Wagner

Quand il s’empare de la légende médiévale de Tristan et Yseult, le musicien a besoin de prendre ses distances avec un autre projet qui dévore sa vie, La Tétralogie. Wagner en suspend la composition pour se lancer dans l’écriture d’une œuvre aux dimensions moins écrasantes, susceptible d’être représentée rapidement pour le sauver de ses embarras financiers. 


Richard Wagner ; © DR

Aux nécessités pratiques viennent s’ajouter les tourments et les délices d’une liaison avec Mathilde, la femme d’Otto Wesendonk, un riche homme d’affaires qui soutient généreusement le compositeur. Tristan et Isolde est donc composé dans le sillage d’une femme aimée, Mathilde. De ce point de départ biographique, comment parvient-on jusqu’au sommet que constitue cet opéra dominant « d’une hauteur de montagne tous les autres poèmes de l’amour » selon la formule de Romain Rolland ? Tristan possèderait-il cette extraordinaire résonnance et cet inépuisable pouvoir de séduction s’il n’était que le reflet des motivations avouées ou sentimentales de son auteur ?

Deux ans avant les premières esquisses de Tristan, dans une lettre qu’il adresse à Liszt en décembre 1854, Richard Wagner dévoile son futur projet en le rattachant à l’incomplétude de sa propre vie sentimentale :

« Comme, dans mon existence, je n’ai jamais goûté dans sa perfection le bonheur de l’amour, je veux, à ce plus beau de tous les rêves, élever un monument, un drame au cours duquel ce désir d’amour sera satisfait jusqu’à complet assouvissement : j’ai dans la tête le plan d’un ‘Tristan et Isolde’, - une œuvre absolument simple où déborde la vie la plus intense ».

Comment interpréter cette confidence ? Doit-on faire une totale confiance au musicien et s’interroger pour savoir si Tristan est seulement né de l’échec de sa vie conjugale ou des joies et des douleurs de sa liaison avec Mathilde Wesendonk ? A l’origine de cet ouvrage se trouve un large faisceau de motivations et de circonstances dont l’importance respective est parfois difficile à évaluer. Il y a chez Wagner tout un brassage idéologique complexe auquel s’ajoutent les rebondissements et les éclats d’une existence personnelle très mouvementée. Le compositeur fait son miel de chaque élément pour vivifier et galvaniser son énergie créatrice. Au cours du printemps 1857, découragé par un travail titanesque dont les chances d’aboutissement semblent s’amenuiser, Wagner commence à abandonner la composition de la Tétralogie en laissant « Siegfried sous son tilleul » selon sa célèbre expression. Exilé en Suisse après l’échec de la révolution de 1849 à laquelle il a activement participé, le musicien traverse des phases dépressives tout en continuant à travailler. Il a déjà écrit ses grands essais théoriques, la totalité du livret de la Tétralogie, et il a composé LOr du Rhin et La Walkyrie. Après les deux premiers actes de Siegfried, le 9 août 1857 Wagner se lance dans la composition de Tristan.

Le livret est terminé le 18 septembre 1857. Par une sorte d’ironie du sort, ce travail s’est effectué en présence de trois femmes qui ont joué ou joueront un rôle déterminant dans la vie du compositeur. En avril, Richard a emménagé avec sa femme Minna dans un pavillon de jardin, « L’Asile », mis à sa disposition par les Wesendonk. Ce pavillon fait partie de la propriété du couple de mécènes qui arrivent le 22 août dans leur villa, voisine de « L’Asile ». Le 5 septembre ce sont les Bülow, Hans et Cosima qui s’installent pour quelques jours chez les Wagner. Quel étonnant scénario que celui qui réunit autour du berceau de Tristan Minna, l’épouse ; Mathilde, la maîtresse ; et Cosima, appelée à devenir la maîtresse, puis l’épouse de Richard... A une des œuvres les plus sublimes correspond dans la réalité un enchaînement de faits dignes du plus banal des vaudevilles.

Légende et philosophie

Chez Wagner, comme le soulignait Thomas Mann : « il n’y a pas de chronologie (des) œuvres : elles naissent à telle date, mais elles sont là avant la date et surgissent d’un coup ». Dans son autobiographie le musicien donne trois raisons majeures à  son intérêt pour le sujet de Tristan : Wagner met d’abord en avant son constant désir « de créer une œuvre poétique » ; puis vient son ambition de vouloir donner «  une expression extatique des traits essentiels » de la philosophie de Schopenhauer (1788-1860) dont il a lu avec passion l’œuvre  maîtresse, Le Monde comme volonté et comme représentation (1818). 


Tristan und Isolde ; © DR

Le musicien se proclame « intimement schopenhauerien ». La vision de l’art comme unique remède à la douleur de vivre avait tout pour séduire Wagner. Dans Tristan, le désir amoureux incarne la conception schopenhaurienne de la Volonté : une pulsion irrationnelle et irrésistible qui est au cœur de l’existence et qui conduit chaque individu à la lutte et à la souffrance. A cette lecture décisive faite en 1854, s’ajoute une troisième détermination qui prend la forme d’une anecdote révélatrice : Wagner évoque une sorte de rivalité avec son ami Karl Ritter, lui aussi intéressé par le sujet de Tristan. Piqué au vif par le projet que lui expose son ami au cours d’une promenade, Wagner, de retour chez lui, écrit immédiatement un premier scénario en trois actes.

Nous savons aussi que, dès la période qu’il passe à Dresde (1842-1849), Wagner s’est intéressé à la légende de Tristan et Yseult dont il possédait toutes les versions disponibles dans sa bibliothèque. Le musicien écrira essentiellement son livret à partir du poème inachevé de Gottfried de Strasbourg, Tristan und Isolt. Wagner ne conserve que les grandes lignes et les principaux personnages de la légende celtique dans un drame qui repose sur les thèmes romantiques essentiels : l’amour, le voyage, la nature, la nuit et la mort.   

De Siegfried à Tristan

Passer de Siegfried à Tristan se révélait tout naturel. Wagner nous indique lui-même la parenté qui unit les deux héros : « Leur complète analogie consiste en ceci que Tristan, comme Siegfried, victime d’une illusion qui rend inconscient son acte involontaire, recherche pour un autre la femme qui lui était destinée, de par la loi de nature, et trouve sa perte dans le trouble qui en résulte. » Tristan conduit Isolde en Cornouailles pour qu’elle épouse le Roi Marke et comprend, sous l’effet d’un philtre, qu’il l’aime et qu’elle l’aime. Siegfried enlève Brünnhilde, qu’un philtre lui a fait oublier, pour la livrer comme épouse à son nouvel ami Gunther. Il existe une forme de « gémellité » entre Siegfried et Tristan. Le philtre agit comme le révélateur d’un état préexistant. Après l’avoir absorbé, chacun des deux s’engagera avec la même détermination dans une voie sans retour. Tristan prend conscience de l’amour qu’il partage avec Isolde depuis leur première rencontre et il se révèle enfin à lui-même en rejetant comme illusoire le devoir et l’honneur auxquels il essayait de se conformer : « En quel songe me perdait l’honneur de Tristan ? » (Acte 1, scène 5). Au troisième acte, Tristan fera remonter de son inconscient tous les désirs qu’il a refoulés au nom de la morale et de la société. A ce philtre d’amour correspond le philtre d’oubli de Siegfried que Wagner désigne comme un  « réalisateur d’actes ». Personnage solaire et extraverti, il ne peut agir qu’avec fougue au point d’aller se perdre dans la réalité d’un monde de conventions que rejette Tristan. Ce dernier ne connaît d’autre vie que la vie intérieure dont la nuit est une manifestation. Il n’attend rien d’un monde auquel il ne participe qu’à contre cœur, tant qu’il reste prisonnier de son devoir, de sa réputation, de son rôle social.

Une création retardée

Le 1er octobre 1857, Wagner note le mythique « accord de Tristan ». Avec ces quatre notes suivies d’une exaltante et troublante progression, véritable matérialisation sonore d’un désir irrépressible, le compositeur a-t-il conscience de signer l’acte de naissance de la musique moderne ? Parallèlement, Wagner a commencé à composer Cinq poèmes pour une voix de femme avec accompagnement de piano sur des poèmes de Mathilde. « Dans la serre » et « Rêves », deux de ces Cinq Poèmes, appelés couramment Wesendonk-lieder, sont de l’aveu même de Wagner des « études » pour Tristan et Isolde. « Dans la serre » contient l’esquisse des premières mesures du prélude de l’acte III et l’on trouve dans « Rêves » l’esquisse du célèbre duo d’amour de l’acte II.


Ludwig et Malwine Schnorr von Carolsfeld (Tristan und Isolde),
Première,1865 ; © Joseph_Albert

Wagner compose Tristan acte par acte. Le 3 avril 1858, il achève le premier à Zurich en même temps que les Wesendonk-lieder. Le deuxième acte est terminé le 18 mars 1859 à Venise où le compositeur a dû chercher refuge après le scandale provoqué par la découverte de sa liaison avec Mathilde. C’est à Lucerne que le musicien met un point final au troisième acte le 6 août 1859. Pourtant Tristan  ne sera créé que six ans plus tard, à Munich, le 10 juin 1865, grâce à Louis II de Bavière. Que d’obstacles se seront dressés sur la route de Tristan ! Wagner espérait pouvoir le faire entendre à Paris mais l’échec de Tannhäuser (1845) ruina tous ses espoirs. A Vienne, ce sont les chanteurs qui ne sont pas à la hauteur. On pense que Tristan est décidément « injouable ». Poursuivi par ses créanciers et désespéré au point de songer au suicide, Wagner fuit la capitale autrichienne. Littéralement fasciné par son génie, Louis II sauve le musicien en mettant à sa disposition tous les moyens nécessaires à l’accomplissement de Tristan. Hans von Bülow est choisi pour diriger cette partition qu’il connaît déjà par cœur. Lors de la première répétition d’orchestre qu’il dirige avec enthousiasme, sa femme Cosima accouche d’une petite fille, Isolde. Ce que ne soupçonne pas encore von Bülow, c’est que cet enfant n’est pas le sien. C’est en réalité le premier enfant de Cosima et de Richard, cet ami pour le succès duquel von Bülow se dévoue sans compter. Il faut croire que Wagner ne pouvait pas résister à la tentation de subtiliser les épouses de ses bienfaiteurs...

Tristan ne sera donné que quatre fois. Certains furent bouleversés par l’ouvrage, d’autres le reçurent dans une incompréhension totale. Les rôles de Tristan et Isolde sont créés par un couple de chanteurs Ludwig Schnorr von Carolsfeld et sa femme, Malvina. Quelques jours après les premières représentations, Ludwig Schnorr meurt brutalement, à l’âge de 29 ans, et sa femme Malvina abandonne sa carrière de chanteuse. Cette circonstance tragique a-t-elle agi comme une sorte de malédiction ? Quoi qu’il en soit, la reprise de Tristan n’aura lieu que neuf ans plus tard à Weimar.

Chanter la mort


Kirsten Flagstad (Isolde) ; © DR

Les plus grands interprètes se sont mesurés aux rôles des deux amants.  Kirsten Flagstad (1895-1962) fut la plus célèbre Isolde du XXème siècle avec Birgit Nilsson (1918-2005) de même que Max Lorenz (1901-1975) ou Ramon Vinay (1911-1996) se sont illustrés dans le rôle de Tristan. Bien d’autres encore. Mais c’est toujours une épreuve exaltante tant Tristan doit déployer des registres vocaux très variés pour rendre toute la complexité du personnage, à la fois réservé et soumis, puis exalté et incandescent au troisième acte qu’il domine pleinement. Isolde doit passer des imprécations de la révolte à la féminité la plus sensuelle et surtout, elle doit pouvoir chanter la mort d’amour, la transfiguration finale. Il ne s’agit pas, comme souvent à l’opéra, d’une mort héroïque ou tragique qui réclame un chant empreint de grandiloquence ou de regret. La mort, ici, se chante dans le registre de l’évanescent, pour culminer dans le pianissimo du ravissement extatique. « C’est dans la Mort que l’Amour est le plus doux. Pour l’homme qui aime, la Mort est une nuit nuptiale » écrit Novalis dans ses Hymnes à la Nuit dont Wagner était un fervent lecteur. Depuis le prélude jusqu’aux trois accords ultimes, Tristan et Isolde exalte la mort comme couronnement de l’amour.

Au moment d’achever son troisième acte Wagner écrivit à Mathilde : « Tristan devient quelque chose de terrible ! Ce dernier acte !... j’ai peur qu’on interdise mon opéra, sauf si de mauvaises représentations en donnent une parodie. Elles seules lui assureront la vie sauve. Car si elles étaient parfaitement bonnes, les gens deviendraient fous… ». Devenir fou, suprême volupté. Souvenons-nous des derniers mots de l’opéra, quand Isolde s’effondre doucement sur le corps de Tristan : « Enivrée, submergée, dois-je aux doux parfums me fondre ? Dans ces vastes reflux, dans ces chants éperdus, dans le souffle immense du Tout, me noyer, m’éteindre, perdre conscience, suprême plaisir ».

Catherine Duault

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