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Cette fois, ça y est : la saison 2018-2019 est la première que la Staatsoper de Berlin, l’ancien opéra des rois de Prusse puis de la RDA, passera entièrement dans son siège historique de l’avenue Unter den Linden après plusieurs années d’exil dans une salle de l’ouest berlinois. Mais c’est aussi la première saison entièrement conçue par le nouveau directeur Matthias Schulz : il n’y a certes pas de révolution dès lors que Daniel Barenboim en reste le directeur musical et l’homme fort, mais il y a tout de même quelques signes à interpréter.
Il est par exemple intéressant de voir la manière dont le répertoire baroque est mis en scène, par un nouveau festival d’une grande densité entre fin novembre et début décembre. Certes, le baroque a toujours été présent à la Staatsoper, ne serait-ce que pour boucher les trous pendant que Barenboim parcourt le monde avec la Staatskapelle, mais ce festival prend une autre dimension : une grande première, une reprise prestigieuse, et toute une série de concerts instrumentaux avec Jordi Savall, Christophe Rousset et Marc Minkowski. La reprise, c’est Orfeo mis en scène par Sasha Waltz, créé à Amsterdam en 2014 avant d’intégrer le répertoire berlinois : c’est Leonardo Garcia Alarcón qui la dirigera dans une distribution proche du spectacle originel, avec Georg Nigl dans le rôle-titre et la jeune et fantastique Anna Lucia Richter en Eurydice.
L’Allemagne découvrirait-elle enfin vraiment Rameau ? Après avoir dirigé il y a des années Les Boréades à Salzbourg, Sir Simon Rattle sera en effet à la tête du Freiburger Barockorchester pour Hippolyte et Aricie, avec une fort belle distribution : Magdalena Kožená bien sûr, mais aussi Anna Prohaska et Reinoud van Mechelen. La chorégraphe Aletta Collins, qui a collaboré avec de nombreux metteurs en scène pour des spectacles lyriques, mettra cette fois elle-même en scène dans un décor du plasticien star Olafur Eliasson.
À l’autre bout du spectre chronologique, Matthias Schulz remplace le très intéressant festival Infektion consacré en fin de saison au théâtre musical contemporain, par une programmation plus continue, sous le titre Linden 21, au cours du mois de janvier : à côté de quelques spectacles de plus modeste format, le clou en sera la création de Beat Furrer, un des plus remarquables compositeurs d’aujourd’hui ,Violetter Schnee – la distribution dominée par Georg Nigl et Anna Prohaska montre bien que l’opéra contemporain n’est plus l’affaire de spécialistes, mais attire aussi des grandes voix qui sont ravies de trouver un champ de créativité à explorer. Quelques semaines plus tard, la maison proposera aussi la création d’une nouvelle version de Babylon de l’omniprésent Jörg Widmann, sur un livret du philosophe Peter Sloterdijk : la première version créée en 2012 à Munich était si indigeste qu’on souhaite beaucoup de courage à Daniel Barenboim et Andreas Kriegenburg dans cette entreprise de sauvetage.
La curiosité de la saison, cependant, ce sera… La Flûte enchantée. Depuis des générations, la mise en scène d’August Everding dans des décors historiques d’après Schinkel enchante le public familial, et elle restera au répertoire, mais une nouvelle mise en scène plus contemporaine, confiée à Yuval Sharon – quelle autre ville que Berlin peut proposer pas moins de quatre mises en scènes différentes d’un même opéra ?
La Komische Oper reprend en effet son grand succès, cette Flûte enchantée multimédia qui a tourné dans le monde entier, à l’Opéra-comique parisien par exemple ; même si le grand répertoire n’est pas au cœur des préoccupations de la maison, on pourra aussi y découvrir une nouvelle production de La Bohème par le directeur de la maison Barrie Kosky, et il faudra voir si la cohérence et l’investissement qui font tout le prix de la troupe de la Komische Oper suffiront à concurrencer les moyens autrement plus considérables des grandes maisons. On pourra aussi revoir Cendrillon de Massenet ou Le chevalier à la rose, mais ce n’est pas ce répertoire-là, naturellement, qui a fondé la réputation récente de la maison.
L’ensemble de la saison reste conforme au mélange des genres qui fait toute la singularité de cet indispensable lieu de création théâtrale et toute la réussite de Kosky. Deux des principaux pôles en sont l’opérette et le répertoire du dernier siècle : en matière d’opérette et de comédie musicale, le clou sera certainement le Candide, au cœur d’une programmation autour du centième anniversaire de Leonard Bernstein (avec aussi une reprise de West Side Story) : le maître de maison mettra lui-même en scène, et la distribution réunira des membres de l’excellente troupe maison, mais aussi rien moins que Franz Hawlata et Anne Sofie von Otter. L’un des principaux représentants de cette opérette berlinoise que Kosky a à cœur de réhabiliter, Paul Abraham, sera aussi très présent, avec notamment Viktoria et son hussard et une opérette footballistique, Roxy et sa formidable équipe. On pourra aussi revoir un des spectacles les plus intrigants de ces dernières années, le Barbe-Bleue d’Offenbach mis en scène – en traduction allemande – par Stefan Herheim, qui est devenu au moins depuis son célèbre Parsifal de Bayreuth un des grands noms de la scène contemporaine.
Côté répertoire moderne, c’est La Ville morte de Korngold qui ouvrira la saison, dans une mise en scène de Robert Carsen, et elle se finira avec une création de Moritz Eggert d’après M le Maudit, le film de Fritz Lang, mise en scène par Barrie Kosky et dirigée par le très prometteur directeur musical de la maison, Ainārs Rubiķis, distingué notamment par sa victoire au concours de jeunes chefs d’orchestre à Salzbourg en 2011. On pourra aussi revoir un des grands classiques de la maison, L’Amour des trois oranges de Prokofiev mis en scène par le prédécesseur de Kosky, Andreas Homoki. Le baroque, lui, sera moins présent cette saison, mais une nouvelle production sera tout de même consacré à Poro de Haendel : pour ce spectacle, l’Opéra-comique reviendra à une pratique qu’il a abandonnée il y a quelques années, la traduction en allemand, sans doute à la demande du metteur en scène du spectacle, le vétéran Harry Kupfer qui transposera l’histoire dans le contexte de la conquête de l’Inde par l’Angleterre au XVIIIe siècle : le conflit des cultures sera donc au cœur du spectacle.
La Deutsche Oper, restée seule à l’Ouest maintenant que la Staatsoper a rejoint Unter den Linden, fonctionne naturellement sur des principes très différents, en essayant de soutenir l’attention du public grâce à des grands noms, quitte à transiger du point de vue théâtral. Prenez Tosca : huit représentations entre septembre et avril, une mise en scène hors d’âge, et pas moins de quatre Tosca, quatre Mario et quatre Scarpia, sous trois chefs différents : Anja Harteros, Sondra Radvanovsky, Marcelo Álvarez et Erwin Schrott seront certes là, mais ils ne feront que passer. Bien sûr, les nouvelles productions ont une ambition un peu plus élevée, quitte à importer des mises en scène déjà vues ailleurs, comme La Sonnambula mise en scène à Stuttgart par Jossi Wieler qui avait enthousiasmé le public et la critique.
Les Contes d’Hoffmann mis en scène par Laurent Pelly ont eux aussi déjà beaucoup tourné depuis leur création à Lyon en 2003, mais c’est également un travail de qualité ; l’inconnue reste donc une distribution où les grands noms sont aussi rares que les francophones – ce sera donc au chef Enrique Mazzola de donner une cohérence musicale au spectacle. Au moins, l’autre nouvelle production française de la saison, propose-t-elle Clémentine Margaine dans le principal rôle féminin : il s’agira de Don Quichotte de Massenet, avec Alex Esposito en Don Quichotte, dans une mise en scène de Jakop Ahlbom, artiste très stimulant amateur de mime et d’effets spéciaux théâtraux. Mais le plus français de cette saison sera encore Hamlet d’Ambroise Thomas, en version de concert : la distribution sera certes dominée par Diana Damrau en Ophélie, mais on y retrouvera aussi son époux Nicolas Testé et Florian Sempey dans le rôle-titre.
Le reste des nouvelles productions sera plus contemporain : Le Nain de Zemlinsky sera monté par Tobias Kratzer, Wozzeck par Ole Anders Tandberg ; la saison comportera aussi une création, celle d’Oceane de Detlev Glanert, mise en scène par Robert Carsen et chantée par Maria Bengtsson et Nikolai Schukoff. Reste que ce qui peut attirer le public à Berlin, c’est d’abord le répertoire, et plus précisément les chanteurs venus briller dans des productions de routine, de Klaus Florian Vogt à Pavol Breslik en passant par Bryn Terfel, Evelyn Herlitzius, Roberto Alagna (pour Andrea Chénier) ou Stéphanie d’Oustrac (Carmen) : avec le répertoire très large que propose la maison, c’est sans doute un complément utile pour les saisons autrement plus ambitieuses que proposent les deux maisons concurrentes de cette capitale du monde lyrique que demeure Berlin.
Dominique Adrian
01 mai 2018 | Imprimer
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