Une trilogie de Manon(s) : entretien avec Mathieu Jouvin, directeur de l’Opéra de Turin

Xl_interview-mathieu-jouvin_trilogie-manon_teatro-regio-turin-2024b © Mathieu Jouvin / Teatro Regio de Turin

Lorsqu’il prend la direction du Teatro Regio de Turin en mai 2022, Mathieu Jouvin trouve un établissement qui fait face à de sérieuses difficultés financières. Il va s’atteler à redynamiser l’institution lyrique et ses équipes, tout en renouant avec son public – en s’adressant autant aux spectateurs turinois qu’aux visiteurs de passage. Aujourd’hui, le Teatro Regio connait un taux de fréquentation en progression, le public rajeunit, et Mathieu Jouvin multiplie les initiatives ambitieuses qui marquent les esprits. La prochaine en date repose sur la programmation d’une « trilogie de Manon(s) » : la Manon Lescaut de Puccini, la Manon de Massenet et la plus rare Manon Lescaut d’Auber sont données concomitamment dans trois nouvelles productions, qui invitent le public à (re)découvrir les trois opéras inspirés d'une même source, l’œuvre de l’abbé Prévost. Dans le cadre d’un entretien, Mathieu Jouvin nous présente ce projet.

Opera online : Cela fait un peu plus de deux ans que vous avez été nommé à la tête du Teatro Regio, l’Opéra de Turin, avec la mission de relancer cette institution prestigieuse qui était en proie à de grandes difficultés…

Mathieu Jouvin : Des difficultés financières en effet à la suite d’une importante crise, cumulée à l’impact du covid : j’ai dû aussitôt m’investir à 100% afin de redonner à ce merveilleux théâtre toute sa capacité de création. Et les premiers résultats sont là : la salle (de 1 600 places) est à nouveau remplie, les abonnements sont repartis, le public s’est diversifié et les projets attirent ceux qui s’en étaient éloignés. Il faut dire que, après mon école de commerce à Nantes et une première expérience à l’Opéra de Paris, j’ai été engagé par l’Opéra de Lyon en tant que directeur administratif puis au Théâtre des Champs-Elysées comme directeur-adjoint : ça m’a préparé à cette responsabilité à Turin.

Opera online : Pourquoi donc cette trilogie des Manon ?

Mathieu Jouvin : Tout est parti de Puccini et du centième anniversaire de sa disparition : j’ai choisi d’abord de monter certaines de ses œuvres moins connues, Le Villi, son premier opéra, ou La Fanciulla del West, ou encore la Rondine ou le Tryptique. Pour clore cette année 2024 j’ai voulu rendre hommage au fait que c’est à Turin, en 1893, que Puccini a véritablement débuté sa carrière en y créant son premier grand succès, Manon Lescaut. Mais monter Manon Lescaut n’était pas en soi suffisant. J’aurais pu coupler cette Manon Lescaut avec La Bohème, créée aussi au Teatro Regio de Turin, trois ans jour pour jour après le triomphe de Manon Lescaut et cette fois sous la baguette d’un jeune chef de 29 ans promis à un certain avenir, qui venait d’être nommé directeur musical de ce Teatro Regio, Arturo Toscanini ! C’eût été une manière de souligner le lien entre Puccini et Turin…

Opéra online : Mais finalement, vous avez choisi un autre projet…

« (...) il m’a semblé intéressant de mettre en regard les trois versions lyriques d’un même roman français, celui de l’abbé Prévost, qui illustrent trois styles musicaux, celui de la Manon Lescaut d’Auber (...) encore marqué par l’esthétique du XIXème siècle, celui de la Manon de Massenet (...) tout entier pris dans cette langueur fin de siècle très française, celui de la Manon Lescaut de Puccini (...) plus tourné, lui, vers l’avenir. »

Mathieu Jouvin : C’est le hasard, ou le destin, qui m’y a amené. Alors que je venais de m’installer à Turin, je suis tombé par hasard, dans un magasin de disques d’occasions situé près du Teatro, sur la Manon Lescaut d’Auber, avec Mady Mesplé. Ca a été pour moi le déclic : j’ai aussitôt pensé à l’idée de réunir les trois Manon successives, celle d’Auber, celle de Massenet et bien sûr celle de Puccini.

C’est aussi une manière d’interroger les rapports de la France et de l’Italie, Turin étant en quelque sorte à la croisée. Et d’un point de vue dramaturgique, il m’a semblé intéressant de mettre en regard les trois versions lyriques d’un même roman français, celui de l’abbé Prévost, qui illustrent trois styles musicaux, celui de la Manon Lescaut d’Auber, qui date de 1856, encore marqué par l’esthétique du XIXème siècle, celui de la Manon de Massenet, de 1884, tout entier pris dans cette langueur fin de siècle très française, celui de la Manon Lescaut de Puccini, de 1893, plus tourné, lui, vers l’avenir.

J’aime beaucoup la phrase de Puccini qui oppose la Manon de Massenet et la sienne : « Massenet l’a écrite comme un Français, avec de la poudre et des menuets ; moi je l’ai écrite en italien, avec de la passion désespérée ». Cela a été le point de départ de ma réflexion et du choix de proposer une trilogie des Manons, afin de créer un moment fort à Turin.

Opera online : Sur quels critères avez-vous choisi les équipes de ces trois Manon ?

Mathieu Jouvin : J’ai pensé qu’il ne fallait qu’une seule équipe pour réaliser ces variations sur un thème, afin de rendre l’alternance des trois pièces à la fois gérable techniquement et contenue d’un point de vue économique : c’est ce qui m’a fait choisir Arnaud Bernard, un metteur en scène français qui travaille beaucoup tant en France qu’à l’étranger, de Toulouse à Milan, New York, Buenos Aires, Venise, Tokyo, Vérone...

« Arnaud Bernard m’a proposé trois productions différentes, avec leur charme, leur personnalité, leur cohérence, mais pensées dans une articulation qui, à partir de cette clé de lecture du cinéma, permet de faire glisser les espaces de façon raisonnée. »

Avec son équipe (Alessandro Camera pour les décors, Carla Ricotti pour les costumes et Fiametta Baldiserri pour les lumières), ils ont réalisé une manière de variations des regards cinématographiques sur ce thème de Manon – rappelant au passage que Turin a vu naitre une grande part du cinéma italien puisque c’est là que sont nés les premiers studios et les premières salles de cinéma.

Mais Arnaud Bernard n’a pas voulu s’embourber dans cette tarte à la crème du « cinéma dans le théâtre » (comme on a connu le « théâtre dans le théâtre »), il a préféré chercher des atmosphères cinématographiques qui répondent aux atmosphères lyriques, avec leurs images iconiques : il voit la Manon d’Auber comme « un oiseau piégé » (dans l’esprit du cinéma muet) quand celle de Massenet serait « une femme qui se cherche » (dans l’esprit de Brigitte Bardot et du Paris des années soixante) et celle de Puccini « une femme libre et rebelle » (dans l’esprit du « réalisme poétique » du cinéma français, celui des années trente, d’Arletty à Jean Gabin et Michèle Morgan). Bien sûr j’aurais préféré, pour des raisons pratiques, un dispositif scénique unique – mais Arnaud Bernard m’a proposé trois productions différentes, avec leur charme, leur personnalité, leur cohérence, mais pensées dans une articulation qui, à partir de cette clé de lecture du cinéma, permet de faire glisser les espaces de façon raisonnée.

Opéra online : Et quels ont été vos choix musicaux ?

Mathieu Jouvin : J’ai d’abord choisi les chefs, le Français Guillaume Tourniaire pour la Manon d’Auber, l’Italien Evelino Pido, spécialiste du bel canto, pour celle de Massenet, parce que je souhaitais pour elle une coloration sans lourdeur, sans pesanteur, « légère » au sens de Kundera et de son Insoutenable légèreté de l’être, enfin l’Italien Renato Palumbo pour celle de Puccini. Quant aux distributions vocales, je les ai voulues jeunes et prometteuses, avec par exemple l’Italienne Erika Grimaldi pour la Manon de Puccini, l’Ukrainienne Ekaterina Bakanova pour celle de Massenet et l’Espagnole Rocio Pérez pour celle d’Auber.

Opéra online : Comment est accueilli ce projet en Italie ?

Mathieu Jouvin : Réparti sur dix-huit représentations durant tout le mois d’octobre, il est considéré comme audacieux – je dirais plutôt ambitieux. En tout cas, les réservations augurent bien de l’intérêt que suscite cette trilogie. Je signale qu’il y aura d’ailleurs la possibilité d’un achat groupé, une sorte d’abonnement pour les trois Manon mais que, bien sûr, chacune sera accessible séparément. J’ajoute que la RAI, qui n'avait capté aucun spectacle du Teatro Regio depuis bien longtemps, a décidé de filmer cette trilogie des Manon, qu’elle diffusera même en direct pour marquer l’importance de l’événement. J’en suis heureux pour notre Théâtre et aussi pour la ville de Turin qui demeure un joyau trop méconnu : j’espère que, au-delà des turinois, ceux qui viendront de loin pour assister à cette trilogie en profiteront pour découvrir cette cité où la culture respire.

Propos recueillis par Alain Duault

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