Adriana Lecouvreur à l'Opéra Bastille : Chapeau bas, une diva !

Xl_adriana-lecouvreur_opera-de-paris-bastille_2024_alain-duault © Sébastien Mathé / OnP

Aimée par Voltaire et par quelques autres, Adrienne Lecouvreur a été la comédienne la plus fascinante de la Régence et est demeurée une sorte de légende. Qu’est-ce donc qui suscite d’emblée le succès de « la » Lecouvreur ? L’avis semble unanime : à cette époque où l’emphase et l’empesé triomphent au théâtre, elle tranche par un style totalement à rebours, un style qui se résume en un mot : le naturel. En cela elle se montre la première comédienne moderne, sachant exprimer avec la même justesse « la fierté, l’ironie, la tendresse, l’abandon, le désespoir ». Elle restera treize ans à la Comédie Française, jusqu’à sa mort, déchainant sans discontinuer l’enthousiasme d’admirateurs variés. Pourtant, plus que son talent d’actrice, plus que ses nombreux et importants amants, c’est sa mort à 38 ans avec son halo de mystère romantique, qui a fait d’Adrienne Lecouvreur un personnage de théâtre et une héroïne d’opéra.

Cette mort d’Adrienne Lecouvreur est liée à une aventure amoureuse importante, celle de sa liaison avec le comte Maurice de Saxe. Mais sa passion ravageuse va se heurter à celle d’une éblouissante beauté tout aussi entichée du jeune homme, la veuve du duc de Bouillon. La rivalité des deux femmes devient bientôt une affaire publique. Et, un soir qu’elle interprète Phèdre à la Comédie Française, Adrienne se tourne vers la loge de la jeune duchesse et, la fixant ostensiblement, déclame avec une insistance particulière les vers de Racine : « Je sais mes perfidies, / Oenone, et ne suis point de ces femmes hardies / Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix, / Ont su se faire un front qui ne rougit jamais ». L’affront est évident : il est ressenti comme tel. Mais la vengeance va être terrible. Quelque temps après, lors d’un entracte, la duchesse fait appeler la comédienne « pour faire la paix ». Cette dernière décline l’invitation, acceptant tout juste de rencontrer sa rivale à la sortie du théâtre. À sa grande surprise, la duchesse est là à la fin du spectacle : elle félicite l’actrice pour son jeu et lui offre alors un bouquet de violettes qu’Adrienne, d’un geste naturel, porte à ses lèvres et respire avec délices. Mais les violettes ont été imprégnées de poison. Alexandre Dumas raconte que, le lendemain, Adrienne se trouve mal en scène et ne peut achever la pièce qu’elle est en train de jouer : « A peine pouvait-elle parler... Quatre jours après, elle mourut dans des convulsions horribles. On l’ouvrit ; elle avait les entrailles gangrenées ».


Anna Netrebko, Adriana Lecouvreur, 2024 (c) Sébastien Mathé / OnP

La personnalité d’Adrienne, la folie passionnelle de cette vengeance fatale, l’arme même du crime, ces violettes empoisonnées, tout cela faisait une histoire suffisamment romanesque pour qu’elle renaisse à la scène. C’est en 1849 qu’Eugène Scribe et Ernest Legouvé en tireront une pièce en cinq actes qui connaitra un succès constant, offrant un rôle superbe à quelques monstres sacrés, de Rachel à la Duse ou de Marie Favart à Sarah Bernhardt. Il ne restait plus à Adrienne qu’à devenir une héroïne d’opéra, ce qui fut fait en 1902 avec la création à Milan de cette Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea par Angelica Pandolfini en Adrienne et Enrico Caruso en Maurice de Saxe. Depuis, nombre de divas ont endossé les habits de la célèbre comédienne, de Lina Cavalieri à Magda Olivero (elle le chantera 113 fois !) ou de Renata Tebaldi à Renata Scotto, Montserrat Caballé, Joan Sutherland, Margaret Price, Mirella Freni – et maintenant Anna Netrebko.

C’est que le rôle est magique à chanter, disent toutes ses interprètes, comme il est bouleversant à entendre : dès son air d’entrée, au début du premier acte, « Io son l’umile ancella » (Je suis l’humble servante), on est emporté. Car cette aria est une sorte de perfection d’écriture vocale, portée par une suite d’arpèges sur lesquels des broderies mélodiques tissent des phrases délicatement émouvantes, qui culminent sur ces quelques mots, douloureusement prémonitoires : « une soffio è la mia voce, che al nuovo di morrà » (ma voix n’est plus qu’un souffle qui mourra au nouveau matin). Ce que fait Anna Netrebko de cet air est aujourd’hui proprement unique : le moelleux du timbre, la longueur du souffle, le frémissement de la ligne, les aigus comme suspendus, les sons filés qui semblent ne jamais finir, c’est du très grand art. Mais Anna Netrebko saura émouvoir tout au long de l’œuvre, en particulier dans la grande scène d’affrontement avec la princesse de Bouillon (puisque l’opéra fait de la duchesse une princesse !), jusqu’à cet air terrible, à la fin, « Poveri fiori » (Pauvres fleurs), quand elle respire et embrasse le bouquet des violettes empoisonnées. Là encore, les phrases semblent sortir du fond du corps de la diva qu’elle incarne de manière palpable, avec un chant en apesanteur (« L’ultima bacio… soave e forte bacio di morte, bacio d’amor… Tutto è finito ! » (Le dernier baiser… léger et intense baiser de mort, baiser d’amour… Tout est fini !), la voix comme déclinante, le commentaire subtil de l’orchestre soutenant cette folle émotion, un moment déchirant !


Adriana Lecouvreur, 2024 (c) Sébastien Mathé / OnP

C’est évidemment la présence de la Netrebko qui électrise la soirée. Car on connait la mise en scène de cette Adriana Lecouvreur, signée David McVicar et donnée in loco en 2015 : c’est un fort beau spectacle, à la fois intelligent et toujours séduisant à voir. Les décors, les costumes (somptueux), les éclairages, la direction d’acteurs, fine et expressive, tout réjouit l’œil et porte le récit théâtral avec bonheur. Mais c’est le type de pièce qui ne peut exister qu’avec un rôle-titre à sa mesure, comme Traviata, Carmen ou quelques autres : avec Anna Netrebko, on est bien servi – mais le reste de la distribution n’est pas sans intérêt. 

À vrai dire, le Maurizio du ténor Yusif Eyvazov ne se hisse pas au niveau de celle qui est son épouse à la ville : le timbre est mat, sec, l’émission par trop nasale, manquant de la séduction attendue pour un tel rôle, même si les aigus sont vaillants et l’engagement réel, la princesse de Bouillon d’Ekaterina Semenchuk possède la voix requise, avec une émission sombre à souhait et des graves profonds, sans toujours faire entendre la noirceur de vipère d’un rôle qu’elle chante plus qu’elle ne l’interprète. En revanche, le Michonnet d’Ambrogio Maestri est exemplaire : la truculence et la poésie touchante qu’il sait donner à son personnage d’amoureux mélancolique lui vaut une ovation largement méritée. L’ensemble de la distribution est d’ailleurs de très bon niveau, avec quelques apparitions brèves qui donnent envie d’en entendre plus, celles de Marine Chagnon en mademoiselle Dangeville, d’Ilanah Lobel-Torres en mademoiselle Jouvenot ou d’Alejandro Baliñas Vieites en Quinault…

Mais le triomphe de ce spectacle (on n’est guère accoutumé ces derniers temps à une standing ovation à l’Opéra Bastille !) tient aussi à la direction d’un chef italien encore peu connu, Jader Bignamini, qui sait parfaitement utiliser toute la palette de couleurs du toujours superlatif Orchestre de l’Opéra de Paris, tout en portant les solistes et les chœurs (ainsi que le divertissement dansé) à une expression naturelle qui s’épanouit avec un bonheur que le public, enthousiaste, salue sans fin.

Alain Duault
Paris, 19 janvier 2024

seconde distribution

Le point de vue d’Alain Duault (bis)
Chapeau bas, une seconde diva

La deuxième distribution d’Adriana Lecouvreur à l’Opéra Bastille confirme plusieurs choses, l’excellence du chef, Jader Bignamini, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Paris toujours superlatif, qu’on sent heureux de faire briller cette musique à l’orchestration opulente, une mise en scène tirée au cordeau, un ensemble de seconds rôles parfaitement choisis et dont l’équilibre permet à la pièce une sorte de « décor vocal » constamment séduisant. On y retrouve entre autres le touchant Michonnet d’Ambrogio Maestri, voix large et profonde, jeu truculent et émouvant, présence sensible : l’accueil du public salue avec justesse cette belle performance.

Mais ce sont bien sûr les trois nouveaux titulaires des trois rôles principaux qui justifient qu’on revienne au plus vite à l’Opéra de Paris. On passera vite sur le Maurizio de Giorgio Berrugi, fade, sans relief, sans rien de ce qu’on attend du rôle pour le faire exister entre les deux principaux rôles féminins. En revanche, Clémentine Margaine fait dès son entrée oublier Ekaterina Semenchuk (la Princesse de Bouillon de la première distribution) : la voix de la mezzo française est d’un métal ardent, la couleur sombre à souhait et les aigus dardés, l’intensité du jeu inscrite dans une projection de poignard qui fait merveille dans le duo/affrontement avec Adriana. C’est un plaisir de la retrouver là.

Cette Adriana, c’est la soprano napolitaine Anna Pirozzi, la grande verdienne qu’on connait, dont la voix emplit toujours sans peine le vaste vaisseau de l’Opéra Bastille. Elle fait là ses premiers pas dans ce rôle qui, manifestement, lui va comme un gant : la longueur du souffle est impressionnante, la projection ample, les aigus déroulés comme des étendards et, surtout, l’engagement dramatique fait ressentir toutes les facettes du personnage, d’un Io son l’umile ancella tout en légèreté, en humilité, jusqu’à un dernier acte déchirant, du frémissant Poveri fiori à l’ultime duo avec Maurizio dans lequel elle mène le jeu mortifère avec une bouleversante intensité. Car cette grande voix s’affirme aussi une grande tragédienne : sa déclamation du monologue de Phèdre, avec cet emballement final à la violence qui donne le frisson, sa ferveur dans le terrible duo avec la Princesse, et cet autre frisson qu’elle procure dans ses hallucinations finales, tout séduit, tout emporte, tout donne envie de la réentendre vite dans tous les chefs-d’œuvre italiens de la fin du XIXème siècle et début du XXème, Cilea, Ponchielli, Giordano, et surtout Puccini. Gageons donc qu’on réentendra très vite « la » Pirozzi !

Encore pour une semaine à l’affiche de l’Opéra-Bastille, cette Adriana Lecouvreur, d’une Anna à l’autre Anna, est décidément l’heureuse surprise lyrique de ce début d’année 2024.

Alain Duault
Paris, 31 janvier 2024

Adriana Lecouvreur à Opéra National de Paris - Bastille du 16 janvier au 7 février 2024

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