Didon & Enée, l’opéra de Purcell, a été plusieurs fois présenté au Festival d’Aix-en-Provence, mais cette nouvelle production, signée du jeune metteur en scène Vincent Huguet, un des derniers assistants de Patrice Chéreau, se distingue par une force théâtrale inaccoutumée. Le décor est simple et obsédant : un mur surmonté de quelques balustrades cabossées et rouillées, sorte de quai de débarquement, quelque part en Méditerranée, qui cache la mer, les bateaux, le ciel presque. Mais c’est aussi un mur de mémoire : on y distingue le fragment d’une colonne dorique, d’un chapiteau ionique, quelques graffitis…C’est un lieu de passage pour les errants, les migrants de toutes époques, les solitaires égarés, même en groupes.
Didon et Enée, Aix 2018 (c) Bertrand Langlois
Didon et Enée, Aix 2018 (c) Bertrand Langlois
On est loin des amours de Didon la thyrienne avec Enée le troyen : on est au contraire confronté à un univers de violence qui vient, semble-t-il, de loin. C’est là que prend son sens le Prologue, à la langue magnifiquement poétique, écrit par la romancière Maylis de Kerangal, et dit, déclamé, murmuré, intensément exprimé par la chanteuse malienne Rokia Traoré : on y apprend ce qu’a été la Didon d’avant Carthage – et son mythe en prend un coup. On la découvre mauvaise, avide de pouvoir, n’hésitant pas écraser les femmes qui se trouvent devant elle, à briser toute résistance. Mais ces femmes qu’elle a asservies se révolteront, reviendront comme « sorcières », c’est-à-dire qu’elles refuseront la règle imposée et fomenteront ce qui abattra Didon bien plus que cet amour avec Enée qui n’avait peut-être pas d’autre raison que celle d’une intéressante alliance politique… Cette première partie, théâtrale et poétique, avec, étendus ou effondrés sur le sol, des grappes de personnages indistincts, enveloppés dans des couvertures qui dissimulent leurs visages, constitue un soubassement dramaturgique, une sédimentation sur laquelle la tragédie de Didon va pouvoir se déployer, aller jusqu’à sa fin inexorable.
Ensuite vient l’opéra de Purcell, ses accords fragiles, ses chants subtils, avec le soutien irisé des musiciens du magnifique ensemble Pygmalion, mais aussi avec les voix réunies. Sans doute est-ce un spectacle issu de l’Académie du Festival mais il est présenté dans le vaisseau amiral du Festival, le Théâtre de l’Archevêché (au tarif des spectacles de l’Archevêché…) et l’on s’interroge. Bien sûr, Didon et Enée a été composé par Purcell pour les jeunes filles d’un collège de Chelsea et l’on pourrait comprendre, dans un autre lieu, la réitération de ce spectacle originel. Mais dans ce lieu et avec cette mise en scène très travaillée, les voix ne se hissent pas à la hauteur ni du projet théâtral ni de la mémoire du Festival : car on a entendu là en Didon Janet Baker, Teresa Berganza, quelques autres. Anaïk Morel chante bien sa Didon mais elle ne l’incarne pas, elle n’en a pas l’épaisseur tragique. Pas plus qu’aucune des voix de ce spectacle (à l’exception sans doute de la Magicienne de Lucile Richardot, comme venue d’un autre monde). Dommage car le spectacle est prenant, profond, riche d’interprétations dont les perspectives l’inscrivent dans une réflexion douloureuse sur nombre de questions qui nous obsèdent. Peut-être ce parti pris a-t-il pour conséquence de trop évacuer l’histoire du couple que constituent aussi Didon et Enée, mais il y a là un travail qui aurait pu sans doute se déployer vraiment avec une distribution qui n’est qu’esquissée. On est ému par la théâtralité, mais on était venu voir un opéra…
Alain Duault
(12 juillet, Aix-en-Provence)
16 juillet 2018 | Imprimer
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