Retrouver La Traviata demeure un bonheur récurrent tant cet opéra constitue une manière de perfection de l’écriture lyrique du XIXème siècle : cadrage de l’action, économie des climax, invention mélodique profuse, finesse de l’orchestration, tout y est toujours juste. À condition que l’interprétation se hisse au niveau de l’œuvre. Ce n’est pas toujours le cas, comme chaque fois qu’on tutoie les sommets : qu’en est-il de cette nouvelle série de représentations que propose l’Opéra de Paris ?
Dans un décor simple mais qui change en permanence grâce à l’habile utilisation d’une tournette, le spectacle est inscrit dans notre époque (projection d’images de toutes sortes, prolifération des conversations par sms qui inondent notre quotidien ou d’« informations » qui nous bombardent du matin au soir) : c’était la volonté de Verdi en 1853 de refléter son époque, même si une censure pointilleuse a alors imposé de montrer la pièce dans des décors et des costumes du XVIIème siècle… Pour autant, ce parti-pris juste est un peu noyé dans un excès d’images, une sorte de soulignage excessif, comme peut l’être un maquillage, qui perturbe par exemple l’écoute du superbe Prélude et vient trop souvent parasiter le récit sans rien ajouter d’autre qu’une complaisance visuelle qui bride l’émotion. Les costumes en revanche inscrivent parfaitement notre époque et, globalement, le catalogue d’images correspond bien au Paris d’aujourd’hui (jusqu’aux poubelles entassées, discret hommage à Anne Hidalgo !...). Dans la première mouture de cette mise en scène en 2019, signée Simon Stone, on avait droit à la présence d’une vache bien vivante qu’Alfredo trayait non sans mal : elle est remplacée en 2024 par un tracteur, autre hommage peut-être, aux agriculteurs cette fois... On a compris que c’est l’anecdotique visuel qui fait office de réflexion, pour pallier sans doute une mise en scène paresseuse dont le déficit de direction d’acteur offre une action souvent relâchée, à l’opposé de la tension musicale et surtout vocale qui électrise le spectacle.
La Traviata, Opéra de Paris 2023-24 (c) Vahid Amanpour
Car cette Traviata brûle, flamboie, s’impose, ravage, bouleverse grâce à la présence vocale et scénique de Nadine Sierra, qui s’impose comme la plus accomplie titulaire du rôle aujourd’hui au monde. Elle a tout pour elle : elle est d’abord d’une beauté ravageuse, qui fait comprendre son rayonnement, mais elle ne se contente pas ce cette apparence, elle habite jusqu’à la moelle son personnage, tour à tour séductrice, inquiète, amoureuse, haletante, déchirée, brisée, abattue. A chaque moment, elle tire de son timbre étincelant des couleurs nouvelles qui sculptent avec une vérité hallucinante le personnage de cette femme torche qui éclaire et s’éteint – et nous laisse médusés. On entend rarement un E strano aussi construit, dessiné, pour dire les affres intérieures de Violetta, passée d’influenceuse branchée à femme simplement perdue ; on n’entend jamais un Addio del passato porté ainsi jusqu’à l’exténuation du chant, le tempo ralenti comme si la vie manquait pour cet adieu, chaque note ciselée, la couleur s’en retirant comme le sang du visage, comme une plaie à vif. C’est déchirant.
Tout comme le duo du deuxième acte avec le Germont superlatif de Ludovic Tézier, une scène qui devient un dialogue de théâtre, un véritable écorché de l’âme, avec ces deux voix immenses qui s’enroulent l’une à l’autre, s’écartèlent, se retrouvent, expriment (comme on le dit du suc d’une fleur) l’intériorité d’une femme qui se met plus à nu que si elle se mettait nue – face à un homme dont les certitudes sont ébranlées, ce que la voix marmoréenne de Ludovic Tézier, pleine, longue, colorée, sait d’une inflexion faire pressentir, ces fêlures d’une générosité corsetée par l’image sociale (ah ces « Piangere » !). Tout cela culminant dans ce poignant suicide du « Dite alla giovine » murmuré par Nadine Sierra offerte, brisée. Le tragique en devient là troublant, hissant le drame à une acmé qui fait oublier tout le reste, les scories de la proposition visuelle ou le manque de consistance du ténor René Barbera en Alfredo, belle voix et beau chant assurément mais présence nulle.
Ludovic Tézier, Nadine Sierra, La Traviata, Opéra de Paris 2023-24 (c) Vahid Amanpour
Le reste de la distribution est comme toujours à l’Opéra de Paris très soigné, avec en particulier la Flora de la jeune mezzo Marine Chagnon, qui s’avère à chaque apparition plus présente, autant par le rayonnement d’un timbre aux couleurs mordorées, parfaitement projeté, que par la grâce d’un jeu qui semble déjà riche d’expérience ; avec aussi l’Anna de Cassandre Berthon, voix claire et présence fine mouche.
Enfin Giacomo Sagripanti, après un premier acte un peu problématique (avec entre autres deux gros décalages heureusement vite rattrapés), s’épanouit ensuite comme il sait le faire à la tête du toujours riche Orchestre de l’Opéra de Paris. On sort de cette Traviata avec les oreilles et le cœur comblés.
Alain Duault
Paris, 2 février 2024
La Traviata à l'Opéra National de Paris - Bastille, jusqu'au 25 février 2024
06 février 2024 | Imprimer
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