Le point de vue d’Alain Duault : Au Festival d'Aix-en-Provence, « Ermonela Butterfly »

Xl_madame-butterfly_festival-aix-en-provence_2024-alain-duault © Festival d'Aix-en-Provence, ph. Ruth Walz

Il en est de la nuit comme d’un théâtre cruel où les ombres s’effacent. C’est pourquoi un opéra comme Madame Butterfly nous touche si fort : parce qu’il dévoile la part nocturne des désirs inassouvis à travers une fiction lointaine. Car, opéra terriblement « réaliste » et pourtant déporté dans l’ « imaginaire » par un exotisme codé qui en concentre la violence, la cruauté, Madame Butterfly inscrit d’abord son récit dans la duplicité affolante (c’est-à-dire qui rend folle) de l’héroïne : appelée Butterfly par Pinkerton, l’officier américain en garnison à Nagasaki qui joue avec elle (et se joue d’elle), elle est en réalité Cio-Cio San, son véritable nom de jeune fille ; mais quand elle se dit Mrs Pinkerton, croyant vraiment avoir été épousée par Pinkerton, elle est en fait Butterfly, son nom de geisha. Et si elle apparaît comme une adolescente japonaise, elle est en fait une jeune fille italienne, musicalement et dramatiquement. Pourtant, au-delà de ces nœuds d’identité qui lui confèrent sa fragilité de papillon (de « farfale amoroso » pour reprendre la définition par Mozart de son Chérubin des Noces de Figaro – dont elle a l’âge…), cette jeune femme aux visages multiples est tellement proche de nous, assise à côté de notre vie. Parce que cet opéra se caractérise avant tout par cette terrible histoire, éternelle et toujours énigmatique, de l’amour et de son partage. Puccini avait bien raison quand il écrivait à un ami : « ma Butterfly est l’opéra le plus senti et le plus expressif que j’aie jamais conçu ».

La production qu’en propose le Festival d’Aix-en-Provence est quasi exemplaire – tant dans sa conception dramaturgique et son effectuation scénique que dans sa réalisation musicale et vocale. Avec d’abord une première caractéristique à laquelle on n’est plus guère accoutumé sur les scènes de théâtre ou d’opéra, la volonté de donner à voir la beauté. Comme le dit Andrea Breth, la metteuse en scène, dans un passionnant entretien publié dans le programme de salle, « aujourd’hui, la beauté seule suffit presque à faire scandale ». Donc c’est d’abord la beauté qui frappe dans ce spectacle : beauté du décor, une boîte légère, comme une maison japonaise cernée de silence, quelques paravents finement ornés, des costumes de belle inspiration japonaise sans recherche d’une archéologie documentaire pour se concentrer plutôt sur ce qui en est toujours la marque principale, la fluidité des tissus, tout cela porté par des éclairages subtils, caressants, d’une poésie raffinée.


Madame Butterfly, Festival d'Aix-en-Provence 2024 (c) Ruth Walz

La direction d’acteurs est partagée entre deux groupes : d’une part, les multiples personnages adjacents au drame, représentants en quelque sorte de la « japonéité » qui, grâce à des tapis roulants entourant la maison et sur lesquels ils se déplacent lentement, semblent l’expression d’un rêve, ou ceux qui apparaissent, venus d’outre mémoire, le visage recouvert de masques propres au théâtre nô. Et d’autre part, ceux sur lesquels se concentre le cœur du drame, dirigés dans l’esprit de leur identité américaine (ou vus d’un point de vue américain). Tout cela fonctionne parfaitement et déroule ainsi la cohérence du récit anecdotique et de son enveloppe symbolique. Plaisir visuel et intelligence théâtrale : ça n’est pas si fréquent aujourd’hui !

D’autant que tout cela est porté par une quasi parfaite réalisation musicale et vocale. À la tête de son Orchestre de l’Opéra de Lyon, Daniele Rustioni fait des merveilles – en dépit d’une fosse étriquée, celle du Théâtre de l’Archevêché, plus faite pour Mozart ou le belcanto que pour l’effectif orchestral de l’opéra puccinien, ce qui produit parfois une petite sensation d’étouffement sonore. Mais le parti-pris de Daniele Rustioni corrige le plus souvent ce « défaut » : il choisit en effet de mettre en valeur les aspérités d’une partition dans laquelle il creuse des vertiges, ménage des silences, tord les réfractions sonores pour donner de la chair à chaque phrasé plutôt que de s’enivrer de beauté de premier degré. C’est de la nouvelle cuisine sonore, épurée et goûteuse, plutôt que de la cuisine à l’ancienne, lourde et narcissique. Ce qui rend l’interprétation de Daniele Rustioni plus ardente, plus théâtrale que symphonique, en parfaite adéquation avec la volonté expressive d’Andrea Breth.


Madame Butterfly, Festival d'Aix-en-Provence 2024 (c) Ruth Walz

Il faut dire qu’il est aidé par une distribution de grande qualité, tant dans les seconds rôles, tous joliment dessinés fut-ce dans la brièveté de leurs interventions, du Bonze sonore de la basse Inho Jeong à la mezzo fruitée de la Kate Pinkerton d’Albane Carrère, que dans les rôles des principaux protagonistes. Le Goro de Carlo Bosi, sorte de fouine mielleuse à souhait, la Suzuki de Mihoko Fujimura, au timbre ambré et à la discrétion presque inquiétante parfois, le Sharpless superlatif du baryton belge Lionel Lhote, au beau timbre coloré, à la présence généreuse, pleine d’empathie, le Pinkerton de l’américain Adam Smith, vrai ténor lyrique très sonore mais à l’émission trop nasale, aux phrasés débraillés, aux aigus claironnants, mais à la veulerie du personnage parfaitement dessinée, tous excellent.

Mais le joyau de ce spectacle, scéniquement et vocalement, c’est la Butterfly d’Ermonela Jaho. La soprano albanaise a beau avoir chanté cette Butterfly sur toutes les plus grandes scènes du monde, elle demeure d’une jeunesse vocale inentamée. Dès son entrée, drapée dans sa « robe de mariée » (ou robe de victime prête pour le sacrifice), on est happé par son charisme : chaque note, chaque geste, tout n’est qu’un long frémissement qui ne va faire que monter crescendo vers l’apothéose tragique. Le timbre haut et clair, la projection naturelle et délicate, la palette de couleurs sans cesse rehaussée, cette chair vocale qu’elle pétrit comme un pain de douleur, tout est sans cesse porté à la plus haute expression. La façon dont elle sait, dans le fameux « Un bel di, vedremo », attaquer en douceur puis déployer avec une tendresse habitée cet hymne à l’amour sans jamais briser la continuité, et cette intensité des dernières scènes, voix levée comme un drapeau puis comme un poignard dont elle se tranche la gorge dans ce suicide qui tord le cœur et fait pleuvoir les yeux, tout est à la fois chanté et hanté. Avec un engagement rare sur une scène, Ermonela Jaho va jusqu’au bout d’elle-même et se consume sur l’autel de ce mélodrame auquel elle donne une dimension humaine palpable : dans ces dernières minutes où l’on retient son souffle, elle est plus que bouleversante, déchirante, pauvre papillon qui a cru à l’amour, à la parole, à la vérité et qui s’est consumé à ce feu cruel. Quand elle reçoit l’ovation du public debout, on la sent vidée, mais vraie.

Alain Duault
Aix-en-Provence, 5 juillet 2024

Madama Butterfly au Festival d'Aix-en-Provence 2024, du 5 au 22 juillet 2024

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