Le point de vue d’Alain Duault : Faust à l’Opéra Bastille, le triomphe de Benjamin Bernheim

Xl_faust-opera-bastille-2022_alain-duault © Charles Duprat

Créée « à huis clos » en 2021 et diffusée à la télévision et au cinéma, dans la série « Viva l’opéra », pendant le confinement, cette production de Faust revient à l’Opéra Bastille, devant un public qui se laisse conquérir avec bonheur : en témoignent les applaudissements nourris à la fin, sans la moindre réticence, sans le moindre sifflet, ce qui est rare à l’Opéra de Paris !

Faust, Opéra Bastille (c) Charles Duprat / ONP

Il faut dire que c’est un vrai spectacle, riche en couleurs, parfois hétéroclite, mêlant la vidéo au théâtre, les plans larges (occupation de la scène dans sa totalité) aux gros plans (resserrement qui concentre l’action dans une « boîte » scénique), tout cela inscrit dans notre époque comme toujours dans les productions du metteur en scène allemand Tobias Kratzer. Car, contrairement à nombre de mises en scène qui se concentrent dans un décor unique, celle-ci multiplie les images dans un foisonnement dont telle ou telle peut interroger mais qui, globalement, offre une belle série de réflexions sur l’œuvre ainsi mise en perspective dans notre aujourd’hui. Et quelques scènes trouvent des solutions visuellement très réussies, le survol de Paris par Faust et Méphisto, comme si celui-ci lui montrait son empire, le remplacement du ballet de la Nuit de Walpurgis par une belle chevauchée des deux compères dans le Paris nocturne, la substitution de Méphisto à Faust pour le viol de Marguerite, faisant ainsi de l’enfant du péché un petit diable, la scène de l’église transportée dans le métro, église ordinaire de nos sociétés urbaines, d’autres encore. Tout cela offre une équivalence à la musique de Gounod qui, ainsi traitée,  demeure très efficace aujourd’hui – d’autant qu’elle est fort bien portée par les forces réunies à l’Opéra de Paris, l’Orchestre, toujours souple et somptueusement coloré, dirigé avec une variété d’atmosphères propre à l’œuvre par l’expérimenté chef allemand Thomas Hengelbrock, les chœurs, bien étoffés et préparés par Ching-Lien Wu (même si l’on peut regretter qu’ils soient systématiquement invisibles, comme en voix off), et surtout la distribution, très homogène, avec un rôle-titre superlatif.

Mais la nouveauté de cette production était la première apparition à l’Opéra de Paris d’Angel Blue, une soprano californienne apparue ces dernières années sur de nombreuses scènes internationales – même si sa Tosca au Festival d’Aix 2019 n’a pas laissé un souvenir marquant. Là, elle domine son rôle avec une conviction scénique très émouvante (scène de la chambre, de l’église, de la prison), avec un timbre radieux dont elle sait faire évoluer la couleur en fonction du développement de son rôle, d’un air des bijoux clair, lumineux même, à une tension plus sombre dans toute la seconde partie, jusqu’à ces aigus ardents de la scène finale qui montre l’évolution psychologique de la jeune fille éblouie à la femme trahie, brisée. Une très belle composition vocale.

Dans le rôle de Méphisto, le baryton-basse américain Christian Van Horn, très en verve scéniquement, jouant autant de la puissance de son organe que d’une belle appropriation de l’espace scénique (et ne s’interdisant pas quelques touches d’humour dans la caractérisation de son personnage), pâtit pourtant d’un chant moins séduisant qu’à l’habitude, la voix trop souvent engorgée, les phrasés un peu désordonnés. Il fait de l’effet mais il ne comble pas l’oreille. On saluera l’impeccable composition de Sylvie Brunet-Grupposo qui excelle comme toujours en Dame Marthe rajeunie, la voix pleine, le jeu juste, et le Valentin de Florian Sempey qui marque bien l’évolution de ce chanteur au charisme qu’il a su discipliner dans la pratique de l’opéra français, lequel sollicite moins le panache que ce beau baryton a su déployer toutes ces dernières années dans l’opéra italien (et dont témoigne superbement son récent disque Rossini : Figaro ? Si ! paru chez Alpha Classics). L’ardeur est toujours là, bien sûr, mais le sens du phrasé inscrit le frémissement intérieur de son personnage, et sa mort est un modèle de nuances, de tenues de notes, d’expressivité.

Faust, Opéra Bastille (c) Charles Duprat / ONP

Mais, je l’ai dit, le rôle-titre de ce Faust est superlatif : c’est le déjà grand ténor franco-suisse Benjamin Bernheim. Tous ceux qui ont eu la chance de suivre son parcours depuis ses débuts, il y a une dizaine d’années, surtout depuis son lumineux Cassio dans Otello à l’Opéra de Bordeaux en 2013, savaient qu’un ténor de classe était en gestation. Aujourd’hui, c’est un grand ténor qui s’avère. On a vu se développer ses qualités autant dans l’opéra italien que dans l’opéra allemand avec même de belles incursions dans l’opéra russe (Lenski) mais l’opéra français est sans doute le plus complexe de tous et, d’Hoffmann à Des Grieux de Manon jusqu’à Faust, il a su y faire entendre des qualités qui trouvent aujourd’hui leur total accomplissement. Dans la lignée des plus grands (on pense à Georges Thill), c’est un ténor lyrique au timbre clair mais au médium qui s’est affermi d’année en année, conservant une souplesse de la voix qui lui confère une élégance naturelle, avec une émission franche, une articulation nette (essentielle au chant français), une maitrise parfaite du passage des registres, une coloration raffinée, toutes qualités que sollicite ce rôle de Faust. Il le chante sans ostentation mais avec une voix d’une homogénéité exemplaire et une musicalité de tous les instants, osant la voix mixte dans la cavatine qui donne une poésie lunaire à cette page splendide. Un grand Faust !

Pour Benjamin Bernheim donc en premier lieu, mais aussi pour le bonheur d’une production qui fait honneur à l’Opéra de Paris, il faut courir à ce Faust qui est la confirmation d’un renouveau après tant de mois que la pandémie avait coloré de gris.

Alain Duault
Opéra Bastille, 28 juin 2022

Faust à l'Opéra Bastille, du 28 juin au 13 juillet 2022

Crédits photos : Charles Duprat

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