Rencontre avec Angel Blue : « La pression du physique ne devrait pas peser si fort à l’opéra »

Xl_angel_blue © (c) DR

« Cela peut paraître un peu mièvre, mais Paris a tout ce que j’espérais, et même plus ! », nous confie avec malice la soprano Angel Blue une semaine après son arrivée dans la Ville Lumière, à l’aube de ses débuts à l’Opéra national de Paris dans une lecture spectaculaire de Faust de Gounod, par l’Allemand Tobias Kratzer. Elle y chante Marguerite aux côtés d’une distribution cinq étoiles : Benjamin Bernheim, Christian Van Horn, Florian Sempey et Emily D’Angelo, sous la direction de Thomas Hengelbrock. Elle nous raconte le défi de ce rôle emblématique du répertoire français, son passé de reine de beauté aux États-Unis, et sa volonté de semer l’optimisme autour d’elle.

***

Opéra Online : Le metteur en scène Tobias Kratzer a une approche très physique de Faust dans la production de l’Opéra national de Paris. Correspondait-elle à l’idée que vous vous faisiez de l’œuvre ?

Angel Blue : Sa lecture rejoint l’idée que j’avais de l’œuvre, mais s’exprime différemment. Il a rendu l’ouvrage particulièrement réaliste, j’admire cette vision. Habituellement, les personnages d’opéra semblent loin de nous, parfois inatteignables. L’action est plausible, mais ce n’est pas notre réalité. Faust est on ne peut plus humain, c’est un homme qui veut retrouver sa jeunesse pour des raisons que lui seul connaît. Ce n’est sans doute pas seulement pour une femme, mais peut-être aussi pour pouvoir revivre sa vie.

« Entrer dans la peau de Marguerite est une chose, se plonger dans son voyage intérieur en est une autre, encore plus complexe. (...) ça me fait un peu peur d’humaniser Marguerite, mais il faut profiter de cette occasion unique de rendre un personnage d’opéra si réaliste. »

Entrer dans la peau de Marguerite est une chose, se plonger dans son voyage intérieur en est une autre, encore plus complexe. Je dois avouer que ça me fait un peu peur d’humaniser Marguerite, mais il faut profiter de cette occasion unique de rendre un personnage d’opéra si réaliste. Tobias est très exigeant sur le plan physique. Ça nous permet de faire ressortir la générosité et la solitude de Marguerite, et de rendre concrets son combat intérieur et sa douleur. Voir qu’un homme peut atteindre un tel degré d’intuition concernant les sentiments d’une femme, c’est à saluer. Je lui suis vraiment reconnaissante d’être si attentif aux détails, ainsi qu’aux particularités du personnage. Il a adapté la scène de l’église (acte IV) dans le métro, où Marguerite entend les voix des démons, y compris avec son casque. Nous avons répété cette scène aujourd’hui et Christian Van Horn a dit très justement que le métro était devenu en quelque sorte la chapelle du peuple. J’ai vécu trois ans à Londres, et le tube (NDLR, appellation courante du métro londonien) est effectivement un endroit de réflexion personnelle, même bondé.

Vous avez participé ces dernières années à des productions de Porgy and Bess et Fire Shut Up in My Bones au Metropolitan Opera. Est-ce d’après vous le bon moment pour traiter du racisme à l’opéra ?

Ça a toujours été le bon moment ! Je crois juste que beaucoup de gens n’écoutent pas ces sujets-là, ou font semblant de s’y intéresser sans vraiment y prêter attention. En tant que musicienne, je sais qu’il y a toujours une différence entre écouter et entendre. Nous entendons des choses inconfortables que nous ne voulons pas écouter. On peut mettre un carré noir sur sa photo Facebook pour que tout le monde sache qu’on est « officiellement » contre le racisme, mais faire ça sur les réseaux sociaux n’est pas la même chose qu’écrire un opéra là-dessus. Je ne juge personne, je vois la vie à travers mes yeux de femme noire, et j’essaie de comprendre d’autres points de vue, mais je pense juste que parfois certaines personnes font semblant d’être de mon côté. Ils entendent, mais ça entre d’une oreille et ça ressort de l’autre, ça ne passe pas par le cœur. C’est d’ailleurs très difficile pour moi, de parler de racisme à l’opéra, au vu de tous les rôles principaux qu’on m’a confiés. Je chante Marguerite à l’Opéra de Paris, j’ai été plusieurs fois sur la scène du Metropolitan Opera et de la Royal Opera House, Covent Garden, donc suis-je vraiment la mieux placée pour parler de ça ? J’ai déjà été victime de racisme dans ma vie, mais je me concentre toujours sur ce que je veux et dois faire.

Vous animez les interviews « Faithful Friday » sur votre chaîne YouTube et vous avez été présentatrice sur la BBC. Préférez-vous être interviewée ou tenir le micro ?

Je n’aime en réalité pas trop parler de moi, non pas parce que je n’ai pas envie de le faire, mais parce que je m’intéresse vraiment aux autres. « Qu’est-ce que tu aimes faire ? » ou « D’où viens-tu ? » sont des questions que je pose souvent aux gens que je rencontre. Je trouve votre position plus intéressante de l’autre côté du micro car c’est vous qui apprenez le plus de notre échange. J’aimerais bien inverser les rôles tout de suite, pour vous demander en quoi Paris vous a changé et ce que vous en attendiez quand vous y êtes arrivé, comment vous êtes devenu journaliste, quels pays vous avez visités, et pourquoi vous avez choisi de rester en France pour votre activité de journaliste. J’aime les gens, c’est toujours agréable de pouvoir les connaître un peu plus. Quand je mène une interview, j’y mets toute mon énergie, comme quand je chante. Je tiens toujours à me concentrer sur une seule chose à la fois.

Vous avez été Miss Hollywood (2005), Miss Californie (2006) et Miss Nevada (2007). Ressentez-vous une pression similaire dans les concours de beauté et à l’opéra ?

Maintenant, oui. Quand j’ai commencé à l’opéra, je finissais tout juste ma carrière de top model de haut niveau. Je ressentais une pression de devoir chanter toujours mieux, mais beaucoup de gens commentaient mon physique car j’étais très mince. Dans les concours de beauté, il faut être tout le temps plus fine, et quand j’ai rejoint le Young Artist Program du LA Opera, j’ai remarqué que les gens s’intéressaient plus à ma voix qu’à ma silhouette, donc j’ai décidé de me consacrer pleinement à mon travail vocal plutôt que de vouloir à tout prix rester reine de beauté.

« Sur Marguerite, j’ai beaucoup travaillé ma prononciation française pour pouvoir suivre le chef d’orchestre et écouter mes collègues. J’adore chanter, et la pression du physique ne devrait pas peser si fort à l’opéra. »

Aujourd’hui, on nous demande les deux, et pour être honnête, je déteste ça. J’ai l’impression d’être de retour en 2006, où on n’arrêtait pas de me dire : « Angel, c’est super de chanter, tu as beaucoup de talent, mais c’est encore plus important d’être belle, sexy et séduisante. » Pour le concours de Miss Californie en 2006, je me présentais contre des femmes qui étaient naturellement minces. À l’épreuve en maillot de bain, je devais porter une taille 34, alors que je faisais du 38 l’année précédente. Je fais 1 mètre 83, j’ai vraiment travaillé très dur pour pouvoir porter un bikini moins de 30 secondes sur scène. En sortant de scène, je me suis demandé si ça valait vraiment le coup. Sur Marguerite, j’ai beaucoup travaillé ma prononciation française pour pouvoir suivre le chef d’orchestre et écouter mes collègues. J’adore chanter, et la pression du physique ne devrait pas peser si fort à l’opéra.

Vous faites beaucoup de lives sur les réseaux sociaux. Pourquoi la sincérité et l’instantanéité sont-elles si importantes à vos yeux ?

C’est ma façon d’être, je trouve les gens fascinants ! Et je ne fais pas ça pour booster ma carrière. Quand je fais des directs, j’espère toujours que quelqu’un pourra se connecter pour discuter et raconter comment il ou elle va. Les réseaux sociaux ont beau nous rapprocher des gens, j’ai horreur de leur côté distrayant et du terrain de comparaison qui s’y joue. Mon père me disait souvent de ne pas me laisser dépasser par mes émotions. Je parlais tout le temps des gens qui gagnaient les concours autour de moi, et il répondait : « Concentre-toi sur ce que tu dois faire et non sur les autres. Mais assure-toi de savoir ce que tu fais. » Ça m’aide beaucoup, encore aujourd’hui.

Vous échangez aussi beaucoup avec des enfants dans vos lives. Est-ce important de leur donner le bon angle pour apprécier l’opéra ?

Les enfants sont facilement impressionnables, je trouve. Quand, plus jeune, j’ai commencé à chanter, beaucoup d’informations m’ont manqué, à commencer par l’honnêteté de ce métier. Je n’entendais jamais : « Bravo Angel, c’est bien. » Il faut évidemment connaître notre marge de progression, mais quand on se met déjà la pression soi-même, on n’a pas besoin en plus que d’autres le fassent à notre place.

Quand j’échange avec de jeunes chanteurs tout juste diplômés, je veux qu’il sachent que c’est déjà exceptionnel de travailler en même temps quatre mélodies françaises et deux lieder, tout en apprenant l’italien. Les enfants ne répètent pas seulement les choses à eux-mêmes, mais aussi aux autres, d’où l’importance de partager des pensées positives avec eux. J’aimerais que le monde de l’opéra aille plus vers ça.

Il y a une semaine, j’arrivais à Paris paniquée à l’idée de chanter en français en France, entourée de gens parlant couramment français et écoutant la moindre syllabe qui sortait de ma bouche. À la fin de la première répétition, Benjamin Bernheim m’a dit : « Tu as un très bon français. Tu peux sans doute clarifier les « u » et quelques consonnes, mais en tout cas, je comprends tout ce que tu chantes ! » C’est la meilleure façon d’encourager quelqu’un à avancer.

Propos recueillis par Thibault Vicq le 17 juin 2022

Faust, de Charles Gounod, à l’Opéra national de Paris (Opéra Bastille) du 28 juin au 13 juillet 2022

La Traviata, de Giuseppe Verdi :
- au Festival dell'Arena di Verona les 22 et 31 juillet 2022
- au Metropolitan Opera (New York) du 4 au 18 mars 2023

Neuvième Symphonie de Ludwig van Beethoven, à l'Edinburgh International Festival le 25 août 2022

Concert avec le Philadelphia Orchestra et Yannick Nézet-Séguin, à la Philharmonie de Paris le 6 septembre 2022

Tosca, de Giacomo Puccini, au LA Opera (Los Angeles) du 19 novembre au 10 décembre 2022

Simon Boccanegra, de Giuseppe Verdi, à la Deutsche Oper Berlin du 29 janvier au 19 février 2023

Aïda, de Giuseppe Verdi, à la Royal Opera House, Covent Garden, du 5 au 23 mai 2023

| Imprimer

En savoir plus

Commentaires

Loading