Le point de vue d’Alain Duault : Impressions de Bayreuth 2024

Xl_festival-de-bayreuth-2024_tristan-et-isolde_tannhauser_alain-duault © Festival de Bayreuth

Tristan et Isolde, Festival de Bayreuth 2024, Thorleifur Örn Arnarsson / Semyon Bychkov
Tannhauser, Festival de Bayreuth, Tobias Kratzer / Nathalie Stützmann

Si l’on en croit Albert Lavignac dans son Voyage artistique à Bayreuth, publié en 1897, « on va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, en chemin de fer mais le vrai pèlerin devrait y aller à genoux ». Plus d’un siècle après, de quelque manière qu’on y arrive, on est toujours saisi par cette ferveur qui y rayonne : on passe de la Richard Wagner Strasse à la Tristan-Allée ou à la Siegfried Gasse, on s’installe à son hôtel, du plus chic, le Goldener Anker – qui, depuis trois cent ans, a vu passer le gotha politique, musical ou littéraire (Thomas Mann y a séjourné) – au plus modeste, en passant même par le logement chez l’habitant. On se prépare à monter vers la « Colline sacrée » où trône le Festspielhaus, ce Palais du Festival que tout wagnérien doit avoir visité au moins une fois dans sa vie. Il est de coutume de s’y retrouver, élégamment vêtu, vers 15h, pour déambuler sur la colline, retrouver des amis, attendre que, à 15h45, les cuivres de l’orchestre viennent faire entendre sur la loggia du parvis un des thèmes de l’opéra au programme du jour : c’est signe qu’il est temps de gagner sa place dans le temple pour le spectacle qui commence invariablement à 16h. Chacun se presse, le noir complet se fait dans la salle – et soudain le son de l’orchestre se faufile hors de la fosse entièrement couverte, envahit tout l’espace, vous enveloppe, vous soulève, vous emporte.

Cette année, c’est une nouvelle production de Tristan que propose le Festival. Mais à Bayreuth, un nouveau Tristan n’est pas seulement un opéra de plus, c’est une expérience toujours renouvelée des sens et de l’âme à travers cet entrelacs métaphysique de la Mort et de l’Amour qui fait de cet opéra quelque chose d’unique et de fascinant. C’est-à-dire qu’il faut s’y éprouver au temps, aux rythmes du rêve et de l’oubli, au battement du désir et à la perte. Wagner lui-même a senti son œuvre le dépasser quand, alors qu’il achève son troisième acte, il écrit à Mathilde, sa muse inspiratrice : « Tristandevient quelque chose de terrible ! Ce dernier acte !... j’ai peur qu’on interdise mon opéra, sauf si de mauvaises représentations en donnent une parodie. Elles seules lui assureront la vie sauve. Car si elles étaient parfaitement bonnes, les gens deviendraient fous… ». Devenir fou, suprême volupté. Ce sont les derniers mots de l’opéra, quand Isolde s’effondre doucement près du corps de Tristan : « Höchste Lust ! », joie suprême. Tristan et Isolde n’est pas un opéra humain : cet amour-là ne respire pas à la hauteur des hommes – et c’est pourquoi, en effet, il peut rendre fou.

Tristan und Isolde - Bayreuther Festspiele (2024) © Enrico Nawrath
Tristan und Isolde - Bayreuther Festspiele (2024) © Enrico Nawrath

Confié au metteur en scène islandais Thorleifur Örn Arnarsson, ce Tristan und Isolde ne rend pas fou. Mais si ce spectacle ne révolutionne assurément pas la vision de l’œuvre, il a l’avantage de pouvoir suivre le récit sans ajouter ces surinterprétations qui en font oublier la trame. Donc au premier acte, on est bien sur un bateau qui vogue vers la Cornouaille : des cordes tombant des haubans en témoignent. Mais ce qui frappe au lever du rideau, c’est l’apparition d’Isolde, environnée d’une immense robe qui tout à la fois l’emprisonne et la magnifie : c’est une robe de reine inapprochable. C’est aussi, on s’en rend compte en fixant cette vaste flaque de tissu, une robe-mémoire sur laquelle elle écrit des noms, des bribes de phrases, des graffitis de son destin. Ce destin, on le sait, sera perturbé par cette histoire de philtres, d’amour et de mort – et d’inversion des philtres… Mais ici, les protagonistes semblent plutôt prendre en charge eux-mêmes leur destin, jetant les fioles du philtre pour plus vite… se jeter dans les bras l’un de l’autre. L’amour est vainqueur, Isolde peut sauter hors de sa robe-prison et filer le parfait amour (… sans filtre !) avec Tristan. Sauf que c’est le moment où le bateau accoste et qu’on distingue au fond, dans la brume, le palais du Roi Marke, qui y attend sa promise…

L’entracte à Bayreuth est toujours un vrai plaisir : on y commente ce qu’on vient de voir et d’entendre, tout en dégustant une paire de ces fameuses Bratwürste, les saucisses grillées qu’on trempe dans de la moutarde en buvant du vin blanc. D’aucuns s’échauffent déjà pour ou contre la mise en scène, pour ou contre le chef Semyon Bychkov, pour ou contre le Tristan d’Andreas Schager ou autre voix de la distribution : les wagnériens sont des passionnés et ils ont bien raison, en ce monde trop souvent avachi sur lui-même.

Le deuxième acte nous emmène non pas dans la forêt mais… dans la cale du bateau, une cale bien encombrée qui tient à la fois du grenier à mémoire et du cabinet de curiosités : on y repère des statues, un buste romain, une reproduction d’un tableau de Caspar-David Friedrich, un vieux poste de radio, une mappemonde, des tuyauteries, une malle, et quantité d’autres objets enveloppés dans une belle lumière dorée. C’est le voyage de Tristan qui continue, voyage dans la mémoire et voyage vers la mort. Bien sûr le sublime duo d’amour semble un peu déplacé dans cet univers encombré mais il est vocalement superbe, inscrit dans une extase quasi mystique même si sans effusion physique particulière : tout est dans l’âme des deux héros qui ont déjà transcendé le réel. Mais le réel revient pourtant avec l’arrivée du Roi Marke, accablé par la trahison de celui qu’il croyait son ami. Mais ni Tristan qui se défend mollement, ni Isolde qui ne semble pas même l’entendre, ne réagissent. Comme s’ils étaient déjà très loin. Et de fait quand Melot devrait le tuer, Tristan s’absente de lui-même en buvant on ne sait quoi, du poison ? le philtre de mort ? Et il s’effondre laissant Melot désemparé.

Tristan und Isolde - Bayreuther Festspiele (2024) © Enrico Nawrath
Tristan und Isolde - Bayreuther Festspiele (2024) © Enrico Nawrath

Après un entracte encore plein d’interrogations et de partis pris qui s’échangent en toute courtoise dans les jardins du Festspielhaus, une coupe de champagne activant les conversations, la fanfare annonce qu’il est temps de découvrir le troisième acte. Celui-ci est encore situé dans le bateau, du moins ce qu’il en reste, seulement les nervures de bois, quelques gréements, comme s’il était déjà dans ces cimetières de bateaux qui entretiennent la nostalgie. Il reste un petit tas des objets hétéroclites qui encombraient le fond de cale : le temps a passé. Tristan, que le breuvage, poison ou philtre, qu’il a bu n’a manifestement pas tué, émerge difficilement d’une étrange torpeur. Kurwenal veille sur lui, Melot ne sait que faire… Mais le retour d’Isolde ranime Tristan qui veut la serrer dans ses bras avant la fin de son voyage : ils se regardent avec cette passion de deux êtres qui sont allés jusqu’au bout de leur désir, de deux âmes qui se sont fondues dans cette sublimation que la mort leur a dessinée. L’agitation qui suit, le retour du roi Marke venu pour pardonner, l’intervention de Brangaene, la résistance de Kurwenal, tout ceci n’existe plus autour des deux amants éperdus de mort – et la sublime Liebestod, cette mort d’amour qui est un des plus beaux legs de Wagner à l’histoire de la musique, signe cette union des deux âmes dans un ailleurs infini.

Quelles que soient les réserves qu’on peut émettre sur tel ou tel détail, cette mise en scène raconte vraiment Tristan et Isolde, et même si elle ne lui apporte rien, elle ne lui fait pas de mal. D’autant que la dimension musicale révèle (au sens photographique) ces images parfois floues. D’abord avec le couple-titre, Andreas Schager, Tristan à la voix ardente, aux accents sans cesse relancés, à la fougue virile qui emporte tout sur son passage, sans le moindre doute assurément (ce qui aurait pu lui être nécessaire pour éviter cette brève baisse de régime au troisième acte… qui soudain le rendait humain) – et Camilla Nylund, rayonnante de beauté vocale (comme de beauté physique), avec ce timbre à la blondeur rayonnante, à l’émotion inscrite dans la trame, aux nuances subtiles dans les phrasés lyriques, parfois un peu bousculée par le torrent sonore de Schager mais toujours juste dans l’expression, culminant avec une Liebestod offerte aux étoiles… et aux spectateurs. Un Kurwenal de classe avec l’Islandais Olafur Sigurdarson, une Brangaene de luxe avec Christa Mayer, un Marke de grande tradition avec l’habitué des lieux Günther Groissböck, et plus généralement l’ensemble de la distribution font de ce spectacle un des plus réussis des derniers Tristan de Bayreuth. D’autant que Semyon Bychkov porte ce fleuve de musique avec une équanimité qui, si elle ne creuse pas le fond de la partition, se gardant de toute exaltation, de toute sensualité extrême, s’accorde parfaitement à cette mise en scène qui prend le parti du récit et de la musique, un Tristan pour tous en quelque sorte, que le public salue avec chaleur.

Tannhäuser - Bayreuther Festspiele (2024) © Enrico Nawrath
Tannhäuser - Bayreuther Festspiele (2024) © Enrico Nawrath

Durant le souper à l’excellente table d’Eva Graf, au Goldener Anker – où l’on a vu soudain arriver Isolde, c’est-à-dire Camilla Nylund, dans une fraicheur sidérante à peine une heure après sa sortie de scène – on a continué à parler de ce Tristan, avant d’anticiper sur la reprise de Tannhäuser, une reprise qui n’était pas prévue : c’est le succès inouï de l’an dernier qui a décidé la direction du Festival à réduire d’un cycle la reprise du Ring afin d’ajouter une série de six Tannhäuser ! Et le succès a été à nouveau éclatant, avec applaudissements sans fin, trépignements des pieds sur le bois des gradins, ovation debout : un triomphe pour la production de Tobias Kratzer, mal comprise à sa création, reprise et affinée depuis, qui enthousiasme le public à chaque représentation, pour la distribution aussi, avec le magnifique Klaus Florian Vogt, d’une jeunesse de timbre inentamée (en dépit de ses 54 ans), porté par une projection intense et une ardeur dans l’expression dramatique, avec la somptueuse Elisabeth Teige, dont le lyrisme illumine le rôle d’Elisabeth auquel elle apporte une présence radieuse, avec la Vénus époustouflante de la jeune Irene Roberts, étonnante de liberté dans le jeu scénique en même temps que séduisante par son timbre chaud, parfaitement projeté.

Mais la triomphatrice absolue de ce Tannhäuser est notre grande cheffe française Nathalie Stützmann, qui fait chavirer le public de Bayreuth ! D’un romantisme impétueux, d’une sensualité constante, elle déploie une belle éloquence dans ces vagues de cordes furieusement déroulées, dans ces feux de cuivres et de bois, dans cette agogique subtile qui lui permet de colorer telle page, d’ombrer telle autre, sachant souligner ces rythmes sourds ou ces reptations fascinantes des bassons, hautbois, cor anglais, tous ces instruments qu’elle sait éclairer tout en conservant ce sens de l’unité dramaturgique de la musique. Du grand art !

Elle dirigera ici-même le rare Rienzi en 2026 – mais c’est dans Tristan ou dans le Ring qu’on l’attend, qu’on l’espère…Et on ne peut que concevoir de l’amertume qu’un tel talent se déploie à Bayreuth (bravo !) aux Etats-Unis (le Met de New York !), Philadelphie, Atlanta, Berlin, Rotterdam, Stockholm…, partout – sauf en France ! Cherchez l’erreur !

Alain Duault
Bayreuth, août 2024

Tristan et Isolde au Festival de Bayreuth, du 25 juillet au 26 août 2024
Tannhäuser au Festival de Bayreuth, du 26 juillet au 27 août 2024

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