La première version de ce Tannhäuser dans la mise en scène de Tobias Kratzer avait de quoi agacer par ses entrelacs d’effets mode, en dépit d’un propos dont la visée intéressait. Sa reprise cette année fait faire un bond positif à cette production qui s’est éclairée au fil du temps et dont la lisibilité convainc cette fois tout à fait, en dehors de quelques scories ici ou là, mais qui n’affectent pas la cohérence d’ensemble. C’est un spectacle qui a une vraie direction, qui s’y tient et en démontre la force dramaturgique à travers des images qui donnent du sens – en étroite connivence avec une autre direction, tout aussi puissante et assumée, celle de la musique, grâce à la baguette superlative de la grande Nathalie Stutzmann, dont les débuts à Bayreuth lui valent un triomphe amplement mérité.
La problématique générale, le « point de vue » du metteur en scène Tobias Kratzer est la mise en évidence, comme un ressort de l’action, du perpétuel écartèlement entre le « réel » (qui n’en est plus dès qu’il est matière à « représentation ») et l’ « imaginaire » (qui n’est en fait qu’une sublimation du réel). D’où un jeu très intelligemment mis en œuvre entre un Tannhäuser initialement partie prenante d’un joyeux trio d’anarchistes qui figure certains des reflets de la société contemporaine, les minorités sexuelle et raciale réunies dans le personnage irrésistible d’une drag queen noire (baptisé « le Gâteau Chocolat ») et ses frous-frous hilarants, les minorités d’apparence avec le mélancolique nain de Manni Laudenbach, et la minorité sociale des « gens du voyage » avec le clown Tannhäuser et ses grands yeux peints pour cacher des larmes secrètes. Tout ce petit monde s’esbaudit dans la campagne en contrebas du « vrai » palais de la Wartburg (où se déroulera le deuxième acte), mais le meurtre gratuit d’un policier dessille soudain les yeux de Tannhäuser : il abandonne ses camarades, erre dans la campagne, y rencontre d’abord un « pâtre » devenu ici une ravissante jeune femme à vélo (qui permet de découvrir la soprano Julia Grüter, au timbre délicatement fruité et à la ligne de chant proprement enchanteresse : il faut retenir son nom !) et il arrive… devant le Festspielhaus, au moment où les spectateurs se pressent pour entrer dans la salle mythique… Bien évidemment, ils sont surpris de découvrir ce clown qui fait une tache dans le paysage : l’écart entre le réel et l’imaginaire s’affiche encore une fois. Mais Tannhäuser, poussé par son ami Wolfram, a soudain l’espoir de retrouver son amour, celle qu’il a abandonné pour la vie errante, Elisabeth, la nièce du Landgrave Hermann.
Tannhäuser, « le Gâteau Chocolat » - Festival de Bayreuth 2023
C’est au deuxième acte que s’affirme doublement la mise en œuvre de cette dichotomie entre la réalité et son reflet, qu’elle se matérialise même, avec la représentation du tournoi de chant de la Wartburg dans le décor historique le plus traditionnel – mais le plateau étant souligné d’un filet blanc qui en indique la fictionnalisation filmée (alors que l’action se déroule réellement sur scène) – et son contrepoint, filmé en noir et blanc, projeté au-dessus de l’action, comme une sorte de making off en direct. Et il y a bien sûr des interpénétrations entre ces deux niveaux, la coulisse où l’on voit vivre les chanteurs et leur passage sur scène – ce qui peut rappeler La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, sauf que les chanteurs ne descendent pas dans le public, n’entrent pas dans le « réel »… mais dans la représentation, fictionnelle, d’une action qui se perpétue en même temps qu’elle s’engendre. C’est vertigineux, virtuose, et cela donne à l’ensemble tout à la fois une modernité folle tout en s’inscrivant dans un récit sublimé par la musique.
Le troisième acte est celui où l’espoir disparait, où l’imaginaire cède devant le réel et la douleur, l’oubli, la mort. On attend le retour de Rome des pèlerins auxquels s’était joint Tannhäuser – mais tous ceux qui se présentent sont des êtres dépenaillés, qui peuvent tout aussi bien être des migrants sans espoir poursuivant leur errance sans plus croire en rien qu’à la nécessité de voler tout sur leur passage, car le réel de leur misère est plus fort que l’imaginaire de la croyance. Mais Tannhäuser n’est pas parmi eux. Wolfram se désole et offre à l’étoile du soir une sublime romance qui ne suffit pas à sauver son âme. Elisabeth, toujours espérant le retour de celui qu’elle aime, sent la nuit peser sur elle, elle s’effondre, elle ne croit plus à son retour, elle ne croit plus en rien : au bout du désespoir, elle s’offre à Wolfram dans un geste qui est plus sacrificiel qu’amoureux ou érotique, c’est un semblant imaginaire. Mais on se souvient alors de la phrase de Jacques Lacan, « le sang rouge fait du semblant le réel » : Elisabeth l’accomplit en se poignardant, espérant sans doute que, dans la mort seule, elle retrouvera son amour perdu. Quand Tannhäuser revient enfin, il n’y a plus que Wolfram pour l’accueillir, pour écouter son récit et pour finalement lui mettre dans les bras le corps ensanglanté d’Elisabeth. C’est déchirant, c’est beau.
Tannhäuser, Festival de Bayreuth 2023
Tout cela est porté, tressé, inspiré, déployé par la formidable direction de Nathalie Stutzmann, qui recueille devant le rideau une ovation rare, laquelle dépasse à l’applaudimètre tout ce que les chanteurs reçoivent ! Il faut dire qu’elle sait d’abord faire sonner l’orchestre de Bayreuth avec une profusion de couleurs somptueuses, sachant faire émerger tel ou tel instrument, la harpe, le cor anglais, le hautbois, sans jamais entraver le mouvement continuel de l’orchestre. Autant dans la construction tuilée des crescendos que dans les effets d’ombres ou dans les éclats gouteux des cuivres ou les frémissements des cordes, elle semble constamment là pour projeter tel ensemble, pour nouer des effets avec les voix comme portées dans les bras sonores de l’orchestre : c’est ample, profondément romantique tout en étant dessiné sans alanguissement, sans mollesse, mais sachant être transparent quand il le faut, pour porter par exemple le récit de Rome. Avec même ici et là cette touche d’italianité qui colore tel phrasé, tel ensemble, rappelant que ce Wagner de 1845 est contemporain du Verdi de Nabucco et de Macbeth. Enfin Nathalie Stutzmann, en chanteuse elle-même, sait donner à ses collègues ce qu’il faut pour les inspirer, pour les soutenir, en respirant fraternellement avec eux. Exemplaire !
Il faut dire qu’elle dispose d’une superbe distribution dans laquelle on saluera en particulier le Landgraf toujours solide, marmoréen, de Günther Groissböck, le Walther presque bel cantiste de Siyabonga Maqungo, la Vénus bondissante d’Ekaterina Gubanova, très présente (mais au timbre pas suffisamment capiteux pour conserver le désir de Tannhäuser…), le Wolfram noble (mais peut-être un peu mélancolique) de Markus Eiche, et surtout le couple Elisabeth / Tannhäuser. Elle, c’est la Norvégienne Elisabeth Teige, voix immense, timbre de platine, ligne constamment soutenue : elle saisit (« Dich teure Halle »), elle émeut (la prière du III), elle enchante, elle rayonne. Lui c’est Klaus Florian Vogt, l’immense heldentenor à la voix claire et ardente, qui sait faire entendre les désarrois de son personnage, cet écartèlement entre le désir et l’amour, c’est-à-dire entre l’imaginaire qui le fait lancer un ardent « Hymne à Vénus » ou se lever devant les traditionnalistes de la Wartburg, et le réel de son échec qui le broie, après un « récit de Rome » poignant. Un très grand Tannhäuser. On n’omettra pas de saluer le fabuleux chœur du Festival de Bayreuth, tous les soirs sur le pont, avec une densité sonore, une richesse de projection, une cohésion sans pareil dans le monde, sous la direction d’Eberhard Friedrich.
Non, décidément, Bayreuth n’est pas mort, quoi qu’en croassent les cassandres !
Alain Duault
Bayreuth, 16 août 2023
Tannhäuser au Festival de Bayreuth, du 28 juillet au 28 août 2023
17 août 2023 | Imprimer
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