Le point de vue d’Alain Duault : Impressions de Salzbourg 2024

Xl_festival-de-salzbourg-2024_don-giovanni_le-joueur_clemence-de-titus_alain-duault © Festival de Salzbourg 2024

La Clémence de Titus au Festival de Salzbourg 2024, par Robert Carsen / Gianluca Capuano
Don Giovanni au Festival de Salzboug 2024, par Roméo Castellucci / Teodor Currentzis
Le Joueur au Festival de Salzbourg 2024, par Peter Sellars / Timur Zangiev

Arrivant à Salzbourg écrasé de chaleur, on n’a guère envie d’autre chose que de se réfugier à l’hôtel pour y trouver un peu d’ombre salvatrice. L’accueil, toujours souriant et plein d’allant aussi bien des personnels du Festival que de tous les commerçants de cette ville biberonnée à Mozart tout au long de l’année, a quelque chose de rafraichissant quand on arrive d’un pays aussi perpétuellement en éruption que la France ! C’est justement pour Mozart qu’on vient chaque été à Salzbourg, à l’intention duquel ce Festival a été créé – même s’il s’est depuis bien longtemps ouvert à tant d’autres compositeurs.

C’est à la Haus für Mozart (la maison pour Mozart) qu’on le retrouve d’emblée avec une production de sa Clémence de Titus, créée cette année au Festival de Pentecôte, que dirige Cecilia Bartoli. Le décor est gris, les costumes sont gris, les lumières sont grises, les sentiments sont gris : cette Clémence de Titus est délibérément monochrome. Robert Carsen a voulu y figurer la permanence de ces soubresauts du pouvoir, et du désir de pouvoir, qui secouent notre société contemporaine comme elle était d’actualité en 1791 ou à l’époque romaine : ces jeux de pouvoir, qui n’ont rien d’olympiques ni même d’olympiens, sont de toujours, c’est une vérité connue. Alors pourquoi pas, en effet, situer la pièce dans l’univers de la Commission européenne (avec drapeau italien et drapeau européen), tout aussi bien qu’au Sénat ou dans n’importe quel lieu de pouvoir de n’importe quelle époque, même (ainsi que c’est écrit dans le livret)… dans l’univers de la Rome antique : quelle audace ce serait ! Car une sorte de parti pris faufile les spectacles de cette saison salzbourgeoise : le besoin des metteurs en scène de se montrer plus intelligent que les compositeurs, donc de contredire systématiquement ce que ceux-ci ont voulu dire.

La clemenza di Tito 2024: Daniel Behle (Tito Vespasiano), Anna Tetruashvili (Annio), Mélissa Petit (Servilia), Cecilia Bartoli (Sesto), Il Canto di Orfeo, Extras of the Salzburg Festival © SF/Matthias Horn
La clemenza di Tito 2024: Daniel Behle (Tito Vespasiano), Anna Tetruashvili (Annio), Mélissa Petit (Servilia), Cecilia Bartoli (Sesto), Il Canto di Orfeo, Extras of the Salzburg Festival © SF/Matthias Horn

Ainsi, on aurait pu sortir ravi de l’indéniable réussite musicale de cette Clémence de Titus : Daniel Behle y est un Titus souverain, avec une noblesse de la ligne qui impressionne ; Alexandra Marcellier est éblouissante en Vitellia, toute de noirceur et d’angoisse exprimée avec une voix projetée à l’énergie, presque dure parfois (mais c’est son personnage), manquant seulement un peu de soutien dans les graves ; et Cecilia Bartoli en Sesto est… Cecilia Bartoli, vocalises en guirlandes rayonnantes, sons filés, aigus colorés, rayonnement inégalable, même si la chair de la voix s’est quelque peu amenuisée – mais combien voudrait posséder ce charisme inentamée depuis tant d’années ! Tout le reste de la distribution est au plus haut niveau, en particulier la très attachante Servilia de Mélissa Petit, voix au timbre fruité, intelligence de l’interprétation (en dépit d’un costume peu seyant), mais aussi l’Annio d’Anna Tetruashvili ou le toujours impressionnant Publio d’Ildebrando d'Arcangelo, aux graves résonnants.

Et l’Orchestre des Musiciens du Prince-Monaco fait entendre des saveurs autant que des couleurs expressives sous la direction avisée de Gianluca Capuano. Tout comme on est heureux de retrouver la pertinence de la direction d’acteurs par laquelle Robert Carsen souligne les caractères des uns et des autres, du Titus épris de justice qui se veut, à la manière d’un homme des Lumières, un être exemplaire faisant passer la vérité avant les passions, à la Vitellia, son exact opposé, l’ambition presque caricaturale faite femme, jupe grise, bottes de cuir, chemisier largement ouvert, jouant de sa séduction autant que de son ascendant sur le pauvre Sesto. Sesto justement est plus que jamais un être faible, vampé par Vitellia avec quelque chose de troublant dans les caresses des corps et ce sentiment d’emprise que celle-ci utilise pour le réduire à sa merci et l’amener à trahir et à se trahir : on a rarement éprouvé une telle empathie pour Sesto en même temps qu’une telle fascination pour cette Vitellia, habitée à un point rare par cette volonté dominatrice.

Pourtant on est agacé non seulement par la réduction un peu trop mode du décor, par les partis-pris faciles, comme ces images de l’assaut du Capitole à Washington par les partisans de Trump superposées à l’incendie du Capitole de Rome, mais surtout par cette volonté encore une fois de piétiner le compositeur pour s’affirmer le seul deus ex machina. Ainsi le final de l’opéra est froidement transformé par Robert Carsen – qui fait assassiner Titus, et puis aussi Sesto et puis Servilia et Annio pour faire bonne mesure, contredisant ainsi totalement le sens voulu par Mozart. A quoi bon ce contresens voulu ? Pour souligner les risques que recèle toute manipulation de pouvoir ? C’est prendre les spectateurs pour des demeurés qui n’auraient pas compris. Non, c’est se croire plus clairvoyant que Mozart. Dommage !...

Don Giovanni - Salzburger Festspiele (2024)
Don Giovanni 2024 : Anna El-Khashem (Zerlina), Davide Luciano (Don Giovanni)
© SF/Monika Rittershaus

Le lendemain, qu’il est agréable de flâner dans cette ville au charme inentamé, de la Getreidegasse, cette rue commerçante aux enseignes à l’ancienne, aux boutiques riches de ces vêtements typiques, les dirndl colorés que les salzbourgeoises arborent fièrement aux spectacles du Festival – avec bien sûr cet arrêt obligé devant le n°9, où est né Mozart, jusqu’au café Tomaselli, où l’on dit que c’est à l’une de ses tables que Hugo von Hofmannsthal et Max Reinhardt ont eu l’idée de créer le Festival. On ne peut pas non plus omettre la visite de quelques-unes des églises, du Dom, bien évidemment, cette somptueuse cathédrale où Mozart s’est souvent produit, à celle des Franciscains, une des plus anciennes, avec son somptueux maitre-autel baroque de Fischer von Erlach, et surtout ce joyau qu’est l’église de l’abbaye Saint-Pierre, où a été créée en 1783 la Messe en ut de Mozart avec Constance, sa femme, en soliste soprano. Juste à côté du St. Peter Stiftskulinarium qui date de 803 et se flatte d’être l’auberge la plus ancienne d’Europe : c’est là qu’on vient diner en compagnie à l’issue de chaque représentation du Festival. Car il est temps de se préoccuper du spectacle du soir : Don Giovanni au Grosses Festspielhaus.

On pouvait s’interroger sur ce que l’homme de théâtre italien Roméo Castellucci, formidable inventeur d’images en même temps qu’adepte du « théâtre de la cruauté » théorisé par Antonin Artaud, pouvait faire de cet opéra : le résultat est à la démesure du génie de Mozart et Da Ponte. En a-t-on vues des représentations de ce chef-d’œuvre encore classique et déjà romantique, des « traditionnelles » et des « avant-gardistes », des belles à voir et des sinistres, des simplistes et des compliquées à plaisir, des cérébrales et des libertines… Don Giovanni est à la fois un chef-d’œuvre musical et un mythe : rien d’étonnant donc à ce qu’il soit prétexte à « mille et tre » interprétations, comme le nombre des italiennes séduites par le héros. Avec Castellucci, on n’est ni d’un côté ni de l’autre, ni dans une interprétation ni dans une exégèse, on est ailleurs, on est au théâtre, on est au spectacle !

Tout commence dans le silence, à l’intérieur d’une église d’architecture classique que des ouvriers viennent déconsacrer, la débarrassant de tous ses meubles, tableaux, statues et… crucifix : c’est alors qu’explose le formidable accord de l’Ouverture, lancé par Teodor Currentzis à la tête de son orchestre Utopia. Dieu n’est plus là : le diable peut entrer en piste. Deux de ses créatures se montrent aussitôt, un bouc passe en trottinant de jardin à cour, une femme nue se faufile rapidement et des flammes sortent du sol pendant que la musique prend possession de l’espace. Aussitôt on est happé ! À partir de ce moment, tout va se dérouler comme dans un rêve, dans un jardin de fantasmes, ceux de ce Don Giovanni qui apparait, flâneur dilettante en costume d’été blanc, flanqué de son double, Leporello, dans un identique costume d’été blanc. Tout est blanc dans cet univers, les hauts murs de l’église oubliée, les costumes de quasiment tous les protagonistes, les lumières, d’un raffinement inouï, qu’elles soient décoratives (pour construire des atmosphères, pour éblouir, pour peindre des tableaux vivants comme celui du mariage de Zerlina, fête paysanne à la Greuze) ou signifiantes (comme l’ « apparition » du Commandeur à la fin qui n’est qu’un flot de lumière blanche tombée du ciel). Tout est blanc parce que la scène est une vaste page blanche où la musique se transforme en poème plus ou moins obscur, palimpseste du désir et de ses chemins inconscients qui racontent le voyage inéluctable de Don Giovanni, ses rencontres attendues, Anna, Ottavio, Zerlina… ou inattendues, les deux enfants d’Elvira qu’elle lui colle dans les pattes ! Et tout est raconté au fil de ces tableaux : car ce formidable livre d’images est aussi le déploiement visuel d’un récit porté par la musique de Mozart, la grande et belle musique de Mozart, qui trouve là à tout instant de quoi nourrir pour les yeux cette permanente recherche de beauté.

Don Giovanni - Salzburger Festspiele (2024)
Don Giovanni, Festival de Salzbourg 2024 © SF/Monika Rittershaus

Quand on voit l’écart avec la constante laideur des Contes d’Hoffmann proposés en alternance dans la même salle, on comprend qu’il y a aujourd’hui deux écoles de mise en scène à l’opéra, celle d’un réalisme sinistre qui se repait de la laideur du monde et croit que la mimer suffit à être « moderne », et celle d’une réflexion poétique articulée à un volontarisme esthétique qui offre de la musique une traduction pleine de sens et préfère donner à l’œuvre des résonances pour aujourd’hui (et ce Don Giovanni n’en manque pas !) mais toujours dans une recherche de beauté partagée. On n’en finirait pas de souligner combien chaque détail de ce spectacle offre matière à prolonger la rêverie, à ouvrir des fenêtres innombrables sur la richesse de chacun des personnages, sur les enjeux profonds de cette œuvre unique.

Par ailleurs, la dimension musicale s’élève le plus souvent à son meilleur, nonobstant quelques réserves sur les maniérismes dont s’encombre parfois Teodor Currentzis, ses effets d’accélérations ou de ralentissement des tempi, étirant les phrasés vers un bel canto assumé qui permet aux voix, féminines en particulier, de s’envoler vers les cimes de cette cathédrale de beauté. Le continuo est très important dans ce spectacle : c’est lui qui donne la mesure du temps, le dilate ou le concentre, l’allonge ou le reprend, bénéficiant du pianoforte virtuose de Maria Shabashova. Les voix, sans qu’aucune ne soit exceptionnelle, tissent ensemble le chemin d’un récit de belle qualité, avec d’abord un Don Giovanni solide, Davide Luciano, voix pleine, au caractère de plus en plus affirmé tout au long de l’œuvre, jusqu’à cette impressionnante scène finale, quand la folie le prend tout entier, le faisant se convulser, arracher tous ses vêtements et terminer nu, le corps enduit d’une peinture blanche dont il se recouvre dans son agonie. Son « double », Leporello, est chanté par Kyle Ketelsen sans atteindre le niveau de son maître, ratant même son air du catalogue par manque de conviction. Julian Prégardien, figure fragile dans ce manège, touche néanmoins par quelques beaux accents. Mais ce sont les femmes qui dominent le plateau, l’Anna de Nadezhda Pavlova, virtuose jusqu’au bout des sons, poétique, intense, l’Elvira de Federica Lombardi, dont la robe verte tranche dans l’univers blanc du spectacle et dont la voix pleine d’ardeur affirme une superbe personnalité féminine, et la délicieuse Zerlina, toute en finesse et en charme, d’Anna El-Khashem.

C’est un spectacle de ce niveau qu’on attend de Salzbourg. Et c’est bien ce Don Giovanni au sens littéral sub-lime, qui marquera l’édition 2024.

Le Joueur - Salzburger Festspiele (2024)
Le Joueur 2024: Sean Panikkar (Alexey Ivanovich), Nicole Chirka (Blanche), Michael Arivony (Mr Astley), Asmik Grigorian (Polina) © SF/Ruth Walz

On a longtemps parlé dans la nuit de ce spectacle off limits, on a marché au bord de la Salzbach, on s’est endormi enveloppé de rêves – et le lendemain, c’est au Manège des rochers qu’on avait rendez-vous avec Le Joueur de Prokofiev, d’après le court roman de Dostoïevski. Autant dire d’emblée que l’on n’était pas, loin de là, au niveau de la veille. C’est sans doute le rôle d’un festival comme celui de Salzbourg de faire découvrir ou redécouvrir des œuvres que le temps n’a pas conservé. Pourtant, si l’on ne donne presque jamais cet opéra, il y a peut-être une raison : c’est que l’œuvre n’est guère attractive. Un livret bavard, brouillon, avec des oppositions simplistes (l’argent domine le monde, les valeurs sont déréglées, l’amour n’y peut rien car il est lui-même rongé de faux semblants, bref tout fout le camp !), une musique lourdingue, sans principe d’organisation, loin de l’habituelle rigueur de Prokofiev, qui semble un cahier d’esquisses mises bout à bout – mise à part quelques moments plus fort, dont la scène assez spectaculaire de la salle de jeux, portée par un jeune chef russe, Timur Zangiev, plutôt sage et sans vertige, tout cela ne convainc guère.

Pourtant, la distribution recèle quelques pépites – non pas la grande Asmik Grigorian, totalement sous-employée dans ce rôle de Polina, qui n’est qu’un nom pour attirer le chaland. Mais l’exceptionnel ténor sri-lankais Sean Panikkar, en Alexei, mérite qu’on suive son talent manifestement déjà très affirmé. Tout comme le Chinois Peixin Chen, belle basse résonnante pour le rôle du Général. Tous sont adéquats à cette œuvre – mais c’est l’œuvre qui ne décolle pas. Sans doute est-ce d’ailleurs la même impression qu’elle a dû produire à Peter Sellars, dont la mise en scène platouillonne semble déjà usée, montrant son désintérêt, n’investissant jamais ni ce lieu pourtant exceptionnel, ni cette musique, ni ce récit, laissant tout aller à vau-l’eau, lui qu’on a connu si inventif, si percutant, si vivant. A la fin, les spectateurs applaudissent poliment. Chacun rentre chez soi. Et ce Joueur se rendort pour quelques années sans doute…

Il est déjà temps de quitter cette ville au charme inentamé, ce Festival aux audaces multiples, ce bain de musique et d’images au plus haut niveau, dont celles du Don Giovanni façon Castellucci hanteront longtemps. On reviendra, on revient toujours à Salzbourg.

Alain Duault
Salzbourg, août 2024

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