À quoi sert un metteur en scène ? A éclairer une œuvre ? A en souligner le sens ? A le mettre en rapport avec notre aujourd’hui ? Ou à se montrer plus intelligent que le compositeur en inventant une autre histoire que celle qu’il a voulu montrer… mais en kidnappant pourtant sa musique. C’est le résultat de ce qu’on voit sur l’immense scène du Festspielhaus de Salzbourg avec cette nouvelle production des Contes d'Hoffmann.
L’an dernier, ici-même, Christoph Marthaler avait dénaturé Falstaff en montrant une répétition pour le film d’Orson Welles, utilisant la pièce de Verdi comme bande-son d’un tournage foutraque. Avec une triste « originalité », Mariame Clément reprend le principe en faisant de ces Contes d’Hoffmann le tournage brouillon d’un film dont la musique d’Offenbach est la bande-son. Bien sûr, pour satisfaire à la mode du moment, tout est laid, les décors, les costumes, les accessoires, accumulation d’un bric-à-brac remonté des magasins des années 1970 (pourquoi ?). Bien sûr, les gags y sont plats, les soi-disant plaisanteries y sont lourdingues, le personnage circulant d’acte en acte en Andrès, Cochenille, Frantz et Pitichinaccio a tout du pétomane et, bien sûr, il fume des joints tout au long du spectacle. Bien sûr, on ne montre pas ce qui est écrit dans le livret mais on invente une autre histoire, celle d’un tournage donc, avec son lot de caméras, preneurs de son, maquilleuses, habilleuses, assistants en tous genre : c’est le procédé éculé du théâtre dans le théâtre, recyclé en théâtre dans le cinéma, la fameuse « mise en abyme » qui, ici, conduit au gouffre. La légèreté de la partition ? Elle a des semelles de plomb. La poésie, l’illusion, l’ambivalence, la gaieté ? Elles sont aux abonnés absents. Pourtant, ce ne sont pas les moyens qui ont manqué à cette production : avec son habituelle générosité, le Festival de Salzbourg permet des décors multiples, des costumes sans nombre, des accessoires à profusion – mais au service de quoi, ici ?
Les Contes d’Hoffmann, Festival de Salzbourg 2024 © SF/Monika Rittershaus
Mariame Clément a pourtant souvent su inventer des images pertinentes et éclairantes, tissées à la musique des œuvres qu’elle faisait vivre, rendait proches, son Werther, son Hänsel et Gretel, tant d’autres : alors pourquoi cette lourdeur ici ? Pourquoi plaquer ce « tournage » qu’on a le sentiment d’avoir déjà vu sur tant de scènes ? Pourquoi ne pas aimer cette œuvre, cette musique (à l’instar d’un Roméo Castellucci qui, ici-même, quelques jours auparavant, a su magnifiquement le faire avec un Don Giovanni illuminé de beauté pure) ? Car le vrai problème de ce spectacle, c’est qu’il fait perdre la pièce, reléguée au rang d’accessoire parmi tous les autres, l’attention étant constamment dispersée de détails en détails, de scènes secondaires en scènes adjacentes, aboutissant à un « oubli » des artistes : ainsi, quand Antonia chante son air, on regarde Hoffmann qui s’affaire ailleurs et (« l’œil écoute ») on n’entend plus la chanteuse – ce qui est dommage car elle le chante très bien. Résultat : pas un applaudissement pour elle, alors que, quand l’action se recentre sur tel autre personnage, il est écouté – et apprécié.
Car la distribution recèle quelques plaisirs que les chanteurs français en particulier procurent, d’abord parce qu’ils chantent en français, c’est-à-dire avec une belle articulation et une prononciation exemplaire, les Jérôme Varnier, Marc Mauillon, Géraldine Chauvet, Philippe-Nicolas Martin, Paco Garcia. On ne peut malheureusement pas en dire autant du reste de la distribution ! Si la merveilleuse mezzo américaine Kate Lindsey séduit par sa voix ambrée et son intensité expressive, son français est à peu près inintelligible. Tout comme celui de la soprano Kathryn Lewek, elle aussi américaine, dont la clarté du timbre et la virtuosité éblouissent, tout autant que l’ironie distanciée avec laquelle elle s’amuse de ses personnages, en particulier celui de sale gosse de son Olympia recyclée en clone de Barbarella (qui, pourquoi encore une fois, n’est pas un automate alors que la dichotomie réel/fantasme est inscrite dans cette « mise en scène » voulue par Offenbach – mais sans doute ne savait-il pas ce qu’il faisait... alors que Mariame Clément sait !). On attendait beaucoup des quatre incarnations diaboliques, Lindorf, Coppélius, Dr. Miracle, Dapertutto, confiées au baryton-basse américain Christian Van Horn : hélas, outre son français imaginaire, il n’entre dans aucun de ses personnages, reste en dehors, fait valoir son timbre mais ne semble jamais intéressé par les rôles.
Les Contes d’Hoffmann, Festival de Salzbourg 2024 © SF/Monika Rittershaus
Reste Benjamin Bernheim : nonobstant son escapade parisienne pour participer à la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques, il semble reposé, la voix d’une rare fraicheur, sachant non seulement chanter un français dont pas une syllabe ne se perd mais entrer dans son/ses personnages avec cette poésie intérieure qu’il met à tout ce qu’il chante. Car, qu’il soit un clodo alcoolique vautré auprès de son caddie bourré de tous ses souvenirs sous forme de cassettes vidéos, de pellicule et de bouteilles vides, ou qu’il soit metteur en scène stressé s’énervant de tout ce qui ne va pas (comme toujours sur un tournage), qu’il soit rêveur d’un moment ou jouet manipulé à tel autre, il est toujours juste, toujours présent scéniquement et vocalement, toujours dans l’action voulue par la mise en scène quoi que celle-ci lui impose, tout en étant toujours dans la beauté expressive de la musique d’Offenbach. Cet artiste est un pur miracle, servi bien sûr par son timbre directement séduisant mais aussi par un travail qu’on devine patient et opiniâtre pour obtenir cette évidence : chapeau bas, on applaudit l’artiste !
Avec lui, on en oublie presque tout ce que ce spectacle charrie d’à peu près et d’agacements – car on retrouve la musique, portée aussi, il faut le souligner, par la beauté de chaque instant des instruments du Philharmonique de Vienne, même si, pour une fois, Marc Minkowski, sans doute peu inspiré par ce qu’il voit, ne déploie-t-il pas tout ce qu’on peut attendre de cette musique si riche et si multiple. Mais Benjamin Bernheim est à lui tout seul ces Contes d’Hoffmann : il vaut le voyage !
Alain Duault
Salzbourg, 13 août 2024
Les Contes d'Hoffmann au Festival de Salzbourg 2024, du 13 au 30 août 2024
14 août 2024 | Imprimer
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